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Dans la bande de Gaza, la marche du désespoir des Palestiniens

Des dizaines de milliers de Palestiniens ont manifesté vendredi à quelques mètres de la clôture qui les sépare d’Israël. Au moins seize ont été tués par l’armée israélienne.

Par  (bande de Gaza, envoyé spécial)

Publié le 31 mars 2018 à 06h44, modifié le 02 avril 2018 à 19h13

Temps de Lecture 6 min.

Lors de la « grande marche du retour », près de  Khan Younès au sud de la bande de Gaza, le 30 mars.

Tels des champignons de fer, les casques des tireurs d’élite israéliens se dessinent, immobiles, au sommet des collines. Des officiers assurent la liaison radio à leurs côtés. Une jeep passe dans leur dos. Les manifestants palestiniens, réunis près du camp de Bureij, contemplent ce ballet. La distance qui les sépare des soldats se compte en centaines de mètres. Soudain, une balle siffle, un corps s’effondre. On l’évacue. On continue.

Ce face-à-face a duré toute la journée du vendredi 30 mars, le long de la bande de Gaza. Alors que des dizaines de milliers de personnes ont afflué pacifiquement vers les zones prévues par les organisateurs de la « grande marche du retour », au moins seize manifestants ont été tués et près de 1 400 ont été blessés, dont beaucoup par balles réelles. Un bilan lourd, hélas attendu.

Les responsables israéliens avaient dramatisé ce rendez-vous, en prêtant l’intention aux participants, supposément manipulés par le Hamas, de vouloir franchir la frontière. Ce ne fut pas le cas, même si les plus téméraires s’approchèrent de la clôture, ivres de leur propre audace.

L’armée a aussi dénoncé, vendredi, une attaque armée par deux Palestiniens dans le nord de la bande, qui ont été tués. « Nous identifions des tentatives d’attaques terroristes sous le camouflage d’émeutes », a affirmé le général de division Eyal Zamir, chef du commandement de la région Sud. Tandis que les responsables politiques gardaient le silence, les militaires imposaient une lecture strictement sécuritaire de l’événement.

« On est debout, on existe »

Cette journée marque un succès amer pour les partisans d’une résistance populaire pacifique, qui ont constaté depuis longtemps l’échec de la lutte armée. D’autant que la supériorité technologique de l’armée israélienne ne cesse de s’accroître. La manifestation de vendredi place cette armée sur la défensive, obligée de justifier des tirs à balles réelles sur des manifestants ne présentant aucun danger immédiat pour les soldats.

Toutes les factions, Hamas en tête, avaient appelé les Gazaouis à participer. Elles ont fourni un appui logistique, affrété des bus. Des appels ont été diffusés dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans les mosquées. Mais contrairement aux propos calibrés des autorités israéliennes, personne n’a forcé les Gazaouis à sortir pour réclamer le droit au retour des Palestiniens sur les terres qu’ils ont perdues en 1948, au moment de la création d’Israël.

Le leader politique du mouvement Hamas, Ismaïl Haniyeh, durant la « grande marche du retour », à la frontière de Gaza, le 30 mars.

Gaza compte 1,3 million de réfugiés sur une population de près de 2 millions. « Je n’appartiens pas à une faction, mais à mon peuple, résume Rawhi Al-Haj Ali, 48 ans, vendeur de matériaux de construction. C’est mon sang et mon cœur qui m’ont poussé à venir. »

Non loin de lui, dans la zone de rassemblement de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza, Ghalib Koulab ne dit pas autre chose, sous le regard de son fils. « On veut envoyer un message à l’occupant, résume cet homme de 50 ans. On est debout, on existe. » L’ancien village de ses parents est situé quelques kilomètres derrière la clôture.

Diversité et dénuement

« Provocation », a lâché le ministre israélien de la défense, Avigdor Lieberman. « Emeutiers », ont répété en boucle, vendredi, les porte-voix de l’armée. Emeutiers. Dans le conflit israélo-palestinien, les mots aussi sont sacrifiés, vidés de leur sens.

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Dans chacun des cinq lieux de rassemblement prévus le long de la frontière a conflué le peuple gazaoui dans sa diversité, et son dénuement. Vieillards et gamins, femmes voilées et jeunes étudiantes apprêtées, mais surtout jeunes hommes sans avenir : ils ont marché des kilomètres, ou bien ils ont pris un bus. Ils ont juché les enfants sur les épaules, grimpé à l’arrière de camionnettes ou tenté de se tenir en équilibre, à dix, sur un tracteur épuisé.

Les Palestiniens rassemblés pour la « grande marche du retour » sous les gaz lacrymogènes tirés, depuis des drones, par les forces israéliennes, le 30 mars.

Dans le bruit confus des klaxons et des sonos, ils se sont lentement approchés de cette zone frontalière d’habitude évitée, redoutée, où l’armée construit un mur pour remplacer une clôture jugée trop vulnérable. La plupart sont restés sagement à distance, loin de la frontière, mangeant des glaces ou picorant des graines, s’interrompant pour la grande prière.

Il y avait, évidemment, une avant-garde plus téméraire. Des centaines d’adolescents qui s’escrimaient à se rapprocher le plus possible de la clôture de sécurité, sans la franchir, conformément à la consigne diffusée.

Un territoire à l’agonie

Mais personne ne contrôlait cette foule éclatée, coupant à travers champs. Certains jeunes avaient des lance-pierres de fortune, qui ne pouvaient guère atteindre les soldats. Les autres cherchaient à planter un drapeau palestinien, ou bien à organiser un sit-in de quelques minutes, avant que le gaz lacrymogène, largué par des drones, ne les éparpillent.

Il est tentant de dire que ces jeunes défiaient la mort. En réalité, ils défiaient la vie, la leur, qui ressemble à une longue peine : celle des victimes du blocus égyptien et israélien, enfermées depuis bientôt onze ans dans ce territoire palestinien à l’agonie.

Les soldats israéliens près de la frontière avec la bande de Gaza lors de la « grande marche du retour » palestinienne, le 30 mars.

Ils étaient terribles, ces rires de l’assistance autour de Nasser Chrada, 26 ans, quand on lui a demandé s’il travaillait. « Personne ne travaille. » Père de trois filles, il est venu à la manifestation de Jabaliya en pensant à sa famille, originaire de Jaffa, près de Tel-Aviv. Il ne sait pas à quoi ça ressemble, Jaffa, devenue la petite cité branchée de la côte. Il fantasme, il parle en slogans, il ne pense pas à ceux, des Israéliens, qui y vivent depuis soixante-dix ans. Est-il prêt à tenter de franchir la clôture, au risque de mourir ? « Oui, si d’autres y vont. Dieu s’occupera de mes filles. »

Cette incapacité à anticiper la suite, à formuler des demandes précises au-delà de la libération – invraisemblable – de leurs terres, on la retrouve chez quasiment tous les manifestants. « On ne veut pas de nourriture ou d’aide, on veut la liberté, le respect de nos droits, résume l’un des organisateurs, le journaliste Ahmed Abou Irtema. C’est aux Israéliens de résoudre ce problème. »

Imposer un rapport de force

Il est difficile de tenir un discours politique charpenté quand on vit sous cloche, sans contacts avec l’extérieur. La priorité : imposer un rapport de force.

« On ne sera pas transférés dans le Sinaï égyptien, comme le veulent les Américains et les Israéliens !, assure Am-Ashraf Yazgi, une mère de famille de 49 ans, habitante de Beit Hanoun. On continuera jour après jour, jusqu’à ce qu’on retrouve nos terres. Les Juifs qui y vivent doivent retourner dans les pays dont ils viennent. » Un cliché répandu, chaque camp méprisant ou ignorant les drames vécus jadis par l’autre.

Un blessé palestinien évacué après les tirs des forces israéliennes, à la frontière de la bande de Gaza avec Israel, le 30 mars.

Dans le public, les motivations sont variées. Certains sont venus parce que c’était le théâtre dramatique du jour, à ne pas manquer. Effet de foule. D’autres pensaient à leurs aïeux, récitant le nom de leurs villages. Mais tant d’autres n’ont pas fait le déplacement.

L’absence de drapeaux à la gloire des factions était frappante, de même que l’absence de forces de sécurité du Hamas, en dehors de quelques postes en retrait. Ce mouvement populaire permettait, il est vrai, de recouvrir les fractures béantes entre le mouvement islamiste armé et le Fatah du président Mahmoud Abbas. Le processus de réconciliation, amorcé sous les auspices de l’Egypte en octobre 2017, est au point mort, mais personne ne veut signer l’acte de décès.

Six semaines de mobilisation similaire sont prévues jusqu’au 15 mai. Au lendemain du déménagement symbolique de l’ambassade américaine vers Jérusalem, ce sera le jour de commémoration de la Nakba, soit la « grande catastrophe » que fut l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1948. Impossible de prévoir à cette heure si une dynamique populaire va s’enclencher, ou si le marasme ambiant va engloutir ces ambitions. Gaza est un village sinistré, où les sentiments ruissellent vite : la colère, la peur, le deuil. On ne sait encore ce qu’il en sera du désir d’action.

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