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Emmanuel Tibloux, directeur de l’École des Arts Décoratifs : « La transition écologique est un axe prioritaire pour les créateurs de nos environnements »

Emmanuel Tibloux, directeur de l’École des Arts Décoratifs : « La transition écologique est un axe prioritaire pour les créateurs de nos environnements »

24 December 2021 | PAR Yaël Hirsch

Alors que l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs est le premier établissement d’enseignement supérieur à s’être doté d’un plan de transition écologique en 2019 et que 2021-2022 permet de développer de nouveaux pans de ce plan, dont le programme « Design des mondes ruraux », son directeur depuis 2018 Emmanuel Tibloux nous parle de l’engagement de l’école pour informer et transformer ceux qu’elle forme à créer dans le respect de notre monde. 

En quoi est-ce que l’École des Arts Décoratifs est-elle un lieu privilégié pour mettre en avant des actions en faveur de la transition écologique ? 

L’École des Arts Décoratifs est très ancienne, puisqu’elle a été créée en 1766. Elle est dédiée à ce qu’on appelle à partir du XIXe siècle les « arts décoratifs », ce qui s’inscrit dans le sillage des arts appliqués, puis des arts industriels, qui vont devenir par la suite le design. Les arts décoratifs, historiquement, ce sont les arts du décor, de l’habitat et des espaces intérieurs. Nous sommes aujourd’hui une école sous tutelle du ministère de la Culture, nous accueillons environ 800 étudiants et proposons des formations dans tous les cycles d’études supérieures (licence, master et doctorat). Nos étudiants de licence et de master sont répartis sur dix secteurs qui forment en quelque sorte dix écoles au sein d’une seule. Ces secteurs couvrent les champs de l’art, du design ainsi que certaines industries culturelles comme la mode ou le cinéma d’animation, mais aussi l’architecture d’intérieur ou la scénographie. L’Ecole des Arts Décoratifs est donc une école à 360 degrés, qui couvre tous les champs de la création et qui a aussi pour spécificité d’accorder une grande importance à trois types de savoirs qui sont étroitement articulés dans la formation des étudiants : la théorie, la pratique et la technique. Nous avons 19 ateliers techniques de très haut niveau (photo, vidéo, couleur, maille, artisanat numérique, gravure, sérigraphie, etc.). Nous enseignons donc aussi bien des techniques anciennes que des technologies de pointe. Nous sommes enfin une école dite « d’excellence », très sélective, avec au concours d’entrée en première année 2500 candidats pour 85 admis.

Telle est la base à partir de laquelle nous formons les créateurs de notre décor, c’est-à-dire de nos environnements, de nos milieux de vie et de travail. Ces environnements sont à la fois visuels et matériels, naturels et artificiels, analogiques et digitaux, imaginaires et réels. Dans les principes de la conception de tous ces environnements, la transition écologique est un axe prioritaire parce que la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui est celle d’une crise généralisée de l’habitabilité et de l’habitat. Nous vivons dans un monde de plus en plus inhabitable. Or la vocation des arts décoratifs est précisément de concevoir des usages et des formes de l’habitat en général. C’est la raison pour laquelle il faut que les créateurs que nous formons soient extrêmement armés sur ce sujet prioritaire. La Terre est notre maison et c’est à cette échelle terrestre qu’il faut aujourd’hui concevoir les arts décoratifs.

Quand vous êtes arrivés à l’école, y avait-il déjà des réflexions ou des pratiques mises en place autour de la question environnementale ? Quel a été votre apport ? 

Lorsque je suis arrivé, il y avait une volonté de mettre en place des actions. Un mémoire de recherche avait recensé les pratiques au sein de l’école. Et un certain nombre d’acteurs voulaient aller plus loin. Je me suis efforcé de concrétiser cette attente et de formaliser les choses en articulant les grands principes avec les actions concrètes pour accélérer les choses. Ainsi, nous nous sommes engagés dans un plan de transformation de l’établissement et de nos usages. Nous avons eu besoin pour cela d’une méthode, de principes, d’actions concrètes et il a fallu que nous nous donnions les moyens de faire le point régulièrement pour évaluer où nous en sommes dans la mise en œuvre de ces actions. Il m’a semblé aussi essentiel de mobiliser tous les actrices et acteurs de l’école sur le sujet afin de transformer les habitudes, les usages et les comportements. A l’échelle de la société, c’est sur cette question que l’on bute : il y a une conscience largement partagée de l’urgence écologique et pourtant une grande inertie, une véritable difficulté à changer les conduites.

Pour nommer le plan, vous avez choisi le mot de « transition » écologique. Optimisme et/ou nécessité de se placer dans la continuité d’une institution et d’une formation? 

Sur l’usage du vocabulaire et du mot de « transition », évidemment il y a toujours des voix qui s’élèvent pour considérer qu’il est déjà trop tard ou qu’on ne va pas assez vite… Lorsqu’on s’engage dans une dynamique de transformation, on s’expose toujours aux critiques de ceux qui pensent que cela ne va pas assez vite ou au contraire de ceux qui pensent que cela va trop vite. Cela fait aussi partie du travail engagé que d’être exposé à la critique. Mais je pense qu’une école a intrinsèquement partie liée avec les notions de crise et de transition, dans la mesure où elle est le lieu par excellence où se rencontrent les anciennes et les nouvelles générations. L’actuel et le futur. L’école se construit sur cette brèche du temps, là où l’ancien et le nouveau ne cessent de se rencontrer et de s’affronter. C’est pourquoi l’école se trouve toujours aux avant-postes des tensions générationnelles. C’est une institution contradictoire qui est structurellement vouée à la crise. Il n’en reste pas moins que toute école doit à mon sens s’employer à construire une voie alternative. Cette voie est celle de la transition, qui est la recherche d’une articulation plus fluide et plus harmonieuse entre l’ancien et le nouveau.

Est-ce qu’en changeant les mentalités la culture peut faire la même chose ? 

Je crois en effet que c’est le rôle de la culture que d’être toujours aux avant-postes. C’est ce qu’on peut appeler la dialectique du patrimoine et de la création. Si on entend culture au sens large, cela implique le patrimoine, ce qui est déjà là, et la création, c’est-à-dire le nouveau. À mon sens, ce qu’il y a de commun entre la culture et l’éducation, c’est de se situer sur cette brèche du temps et de travailler à une articulation entre l’ancien et le nouveau. Ce qui parfois dans la culture fait scandale. L’histoire de la culture est traversée par ce qu’on a appelé longtemps « la querelle des anciens et des modernes », et qui prend à l’époque moderne la forme du scandale. Il y a eu le scandale de l’Olympia de Manet ou le scandale de l’Urinoir de Duchamp, et cela continue jusqu’à aujourd’hui. Par exemple, sur les planches à Avignon, il y a régulièrement des pièces qui font scandale parce qu’elles proposent des nouvelles formes pour des nouveaux enjeux et des nouveaux contenus. 

Votre plan d’action s’organise autour de plusieurs projets innovants. Pouvez-vous nous parler du programme « Design des mondes ruraux » et du studio « Place du vivant » ? 

« Design des mondes ruraux » est un programme post-master que nous avons créé à la rentrée, et que nous avons implanté à Nontron en Dordogne. Il vise à faire travailler des designers sur des problématiques spécifiques à la ruralité, les mondes ruraux m’apparaissant comme de formidables laboratoires d’innovations sociales dans la mesure où ce sont des territoires où se réinventent constamment les usages et les services. Ceci est dû à la fois à ce qu’on a appelé les phénomènes de déprise (vieillissement de la population, retrait des services publics, des entreprises…), et à une nouvelle attractivité de ces territoires sous l’effet dernièrement du COVID. Si bien que ces territoires sont investis de beaucoup d’attentes, de beaucoup d’expérimentations qui me semblent absolument passionnantes. Non seulement parce qu’il y a des choses à y inventer, mais aussi parce que ces territoires concentrent les enjeux qui sont ceux de toutes les sociétés occidentales en termes de nouveaux services et de nouveaux usages : vieillissement, mobilité, santé, fracture numérique…

Le studio « Place du vivant » est porté en partenariat avec le programme SPEAP de Sciences Po. Il vise à réfléchir sur la place du vivant et plus largement sur les formes et les conditions d’habitabilité à partir des espaces de l’art et de la culture. Il fait suite à un travail que nous avons engagé l’année dernière sur les espaces de l’art en temps de COVID. Nous avions travaillé sur trois terrains : l’Ecole des Arts Décoratifs, le théâtre des Amandiers à Nanterre, et le Palais de Tokyo. Cette année, nous travaillons sur la place du vivant avec pour terrain privilégié notre école et une perspective de collaboration avec la Villa Médicis. Cette question est essentielle et elle est d’ailleurs abordée aujourd’hui par un grand nombre d’établissements culturels et d’enseignement supérieur.

Au niveau des enseignements, qu’y a-t-il de nouveau ? 

Le secteur scénographie s’engage fortement parce que la production de décors et plus largement les pratiques du spectacle vivant et de l’exposition ont une forte empreinte carbone en termes de matériaux, de transport… Les enseignants sont par ailleurs particulièrement impliqués sur la question. Nous avons aussi un cours d’écologie politique assuré par la géographe Nathalie Blanc qui s’adresse à tous les étudiants de l’école. Les secteurs les plus engagés sont aujourd’hui Scénographie, Design Objet et Design Textile, avec un grand nombre de travaux d’étudiants qui se font sur le sujet, et nous essayons de faire en sorte que le secteur Design Vêtement s’implique lui aussi. En plus du studio « Place du vivant », nous avons engagé un travail avec l’université Domaine du Possible créée par Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani, pour favoriser la connaissance et la diffusion de l’agroécologie. Au sein de notre laboratoire de recherche, un grand nombre de projets sont liés à la question environnementale. Juri-Apollo Drews, un étudiant allemand, mène par exemple en ce moment un travail de doctorat qui s’intitule « No cut, no seams ». L’enjeu est de concevoir des techniques de tissage innovantes qui permettent d’éviter la couture pour produire des vêtements sans aucune chute. Il y a beaucoup d’autres projets de ce type très engagés sur le sujet.

Qui sont les autres grands partenaires de vos réflexions et de vos actions ? 

Nous travaillons de façon étroite avec la Réserve des arts à Paris. Deux professeurs du secteur scénographie développent un programme de recherche avec les Augures, financé par le ministère de la Culture. Nous devrions organiser dans ce cadre deux journées d’études avec le théâtre de l’Aquarium et Le Cube – Studio Théâtre de Hérisson, sur les sujets environnementaux. Alice Audouin, fondatrice d’Art of change 21, est aussi pour moi un partenaire précieux dans l’accompagnement de notre démarche et dans sa mise en réseaux. Nous participons enfin à la commission transition de l’Association Nationale des Écoles d’Art (ANdÉA).

Avez-vous déjà du recul sur la manière dont certains créateurs que vous avez formés impactent déjà par leurs pratiques notre monde autour de ces questions environnementales ? 

 Oui. Je pense par exemple au duo de designers Maximum, qui produit du mobilier à partir des excédents – déchets, chutes, pertes, rebuts – de la production industrielle ou à Simon Chaouat et Souleimen Midouni qui ont monté une plateforme de production d’objets en céramique se greffant sur les chantiers architecturaux pour exploiter les strates argileuses mises au jour pendant les phases d’excavation et de terrassement. La plateforme permet ainsi de remettre en circulation ces matériaux. Plus récemment encore, Lucile Cornet-Richard a engagé une thèse de doctorat en bénéficiant d’un financement du département de la Seine Saint-Denis et travaille sur l’écologie des établissements d’enseignement en essayant de les penser dans une relation étroite et vertueuse avec leur milieu. 

Le numérique représente-t-il un gros chantier dans le cadre de ce plan de transition écologique de l’EnsAD ? 

Il s’agit en effet d’un enjeu extrêmement important. Nous allons engager prochainement un audit de nos pratiques numériques, car nous sommes conscients que l’empreinte écologique du numérique est considérable et d’autant plus difficile à appréhender qu’elle est invisible.  Notre nouveau site internet devra à cet égard être exemplaire. Nous nous attachons aussi à développer l’enseignement des logiciels libres. Nous sommes par ailleurs très impliqués dans ce que l’on peut appeler l’artisanat numérique, c’est-à-dire l’hybridation des outils et des pratiques numériques et artisanales. Nous mettons enfin en place un méridien dédié aux pratiques et cultures numérique – c’est-à-dire un collège d’enseignants et des ensembles d’enseignements transversaux aux secteurs – qui met la question écologique au cœur de sa réflexion. »

Visuels : Domaine du possible / Emmanuel Tibloux (c) DR

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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