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John Hardwig, “Epistemic Dependence”, The Journal of Philosophy, vol. 82, No. 7 (Juillet 1985), 3335-349 Dépendance épistémique* Je crois toutes sortes de choses dont je ne possède aucune preuve : que fumer des cigarettes cause le cancer du poumon, que ma voiture n’arrête pas de caler parce que le carburateur a besoin d’être réparé, que les médias de masse menacent la démocratie, que les bidonvilles provoquent des troubles émotionnels, que le battement irrégulier de mon cœur est la manifestation d’une extrasystolie, que les notes des étudiants ne sont pas corrélées au succès dans la vie extra-universitaire, que les centrales nucléaires ne sont pas (suffisamment) sûres… La liste des choses que je crois, quoique je n’ai aucune preuve de leur vérité, est, si ce n’est infinie, pratiquement illimitée. Et je suis un être fini. Bien que je puisse aisément imaginer ce que je devrais faire pour obtenir les preuves qui appuieraient chacune de mes croyances, je ne me crois pas capable de le faire pour toutes mes croyances. Je crois trop, trop de preuves sont requises (la plupart d’entre elles accessibles seulement après une longue formation spécialisée), l’intellect est trop petit et la vie, trop courte. Que dire, en tant qu’épistémologues, à propos de toutes ces croyances ? Si, sans disposer des preuves existantes, je crois tout de même une proposition, est-ce que ma croyance et moimême sommes nécessairement irrationnels ou non-rationnels ? Ma croyance n’est-elle alors qu’une simple croyance (« l’opinion droite » de Platon) ? Sinon, pourquoi ? Y a-t-il d’autres bonnes raisons de croire des propositions, des raisons qui ne se réduisent pas à la possession d’une preuve de la vérité de ces croyances ? A quoi ces raisons pourraient-elles ressembler ? Dans cet article, je veux m’intéresser à l’idée d’autorité intellectuelle, et en particulier à celle des experts. Je souhaite examiner la « logique » ou la structure épistémique du recours à l’autorité intellectuelle et la manière dont un tel recours constitue une justification pour croire et connaître. J’ai divisé l’article en trois parties. Dans la première, je soutiens qu’on peut avoir de bonnes raisons de croire une proposition si on a de bonnes raisons de croire que les autres ont de bonnes raisons de la croire et que, par conséquent, il existe une forme de bonne raison de croire qui ne constitue pas une preuve de la vérité de la proposition. Dans la deuxième partie, j’insiste sur l’idée que, parce que l’homme ordinaire est épistémiquement inférieur à l’expert (dans le domaine d’expertise de l’expert), la rationalité consiste parfois à refuser de penser par soi-même. Dans la troisième, j’applique les résultats de ces considérations au concept de connaissance et je soutiens que la relation expert-profane est essentielle à la poursuite scientifique et savante de la connaissance. Si j’ai raison, les recours à l’autorité épistémique sont des composants essentiels de la majeure partie de notre connaissance. Les recours à l’autorité des experts justifient souvent nos prétentions à la connaissance, comme le font les fondements rationnels. Dans le même temps, néanmoins, la supériorité épistémique de l’expert sur l’homme ordinaire implique une autorité rationnelle sur l’homme ordinaire, portant atteinte à l’autonomie intellectuelle de l’individu et nous obligeant à un réexamen de notre conception de la rationalité. L’individualisme épistémique implicite dans nombre de nos épistémologies est ainsi remis en question, avec d’importantes répercussions sur la façon dont nous concevons la connaissance et le sujet connaissant, ainsi que sur notre façon de penser la rationalité. I * Dans un article sur la dépendance épistémique, il convient que je reconnaisse mes propres dettes. Les versions antérieures de cet article ont bénéficié des critiques et des commentaires utiles de William R. Carter, des membres des départements de philosophie de l’Université du Tennessee et de l’Université d’Etat de l’Est du Tennessee, et de Mary Read English. Ma dépendance à l’égard de William Bugg, Professeur de Physique à l’Université du Tennessee, pour la discussion d’un exemple central, deviendra évidente. En nous limitant -ici et tout au long de l’article- à la croyance et à la connaissance de propositions pour lesquelles il existe des preuves, supposons qu’il y a de bonnes raisons de croire une certaine proposition - disons la proposition que p. Quelles sortes de choses peuvent être de bonnes raisons de croire que p ? La réponse habituelle à cette question est donnée en termes de preuve†, « preuve » étant approximativement défini comme tout ce qui tend à établir la vérité de p (c’est-à-dire aussi bien des arguments corrects que des informations factuelles). Donc, il existe une preuve de la vérité de p, mais il ne s’en suit pas que chacun possède ou même puisse posséder cette preuve. Supposons que la personne A a de bonnes raisons -une preuve- de croire que p, mais qu’une seconde personne, B, n’en a pas. En ce sens, B n’a pas de raison (ou a des raisons insuffisantes) de croire que p. Cependant, supposons aussi que B a de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p. B a-t-il alors, ipso facto, de bonnes raisons de croire que p ? Dans l’affirmative, la croyance de B est épistémiquement fondée sur un recours à l’autorité de A et sur la croyance de A. Et, si nous admettons cela, nous serons en mesure d’expliquer en quoi la croyance de B peut être plus qu’une simple croyance, en quoi cela peut effectivement être une croyance rationnelle, et en quoi B peut être rationnel dans sa croyance que p. Et notre problème sera résolu… ou ne fera que commencer. Il ne fait que commencer parce que nous sommes désormais confronté à la perspective, non envisagée auparavant par les épistémologues, d’une très étrange sorte de bonne raison de croire : une raison qui ne constitue pas une preuve de la vérité de p. Parce que les raisons qu’a B de croire que p ne sont pas une preuve de la vérité de p. On peut le voir en remarquant deux choses. (1) Bien que la preuve de A contribue à établir la vérité de p, la vérité de p n’est pas plus solidement établie après que B ait découvert que A possède cette preuve, qu’elle ne l’était avant que B n’ait découvert A et les raisons qui sont celles de A. (2) La chaîne des recours à l’autorité doit s’arrêter quelque part, et, si la chaîne dans son ensemble doit être épistémiquement fondée, elle doit s’arrêter avec quelqu’un qui possède la preuve nécessaire, puisque la vérité ne peut être établie ni par le recours à une autorité, ni par l’examen de ce que les autres personnes croient à propos de celle-ci.1 Mais B doit avoir quelques bonnes raisons soutenant sa croyance que p, ou cette croyance ne serait qu’une simple croyance (encore l’ « opinion droite » de Platon). B a vraiment de bonnes raisons, c’est sûr. En fait, il a une preuve. Mais cette preuve ne tend pas à établir la vérité de p, elle tend seulement à établir le fait que A (contrairement à B lui-même) « sait de quoi il parle » quand il dit que p. Comment B peut-il avoir de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p alors que B lui-même n’a pas de preuve que p ? C’est facile : B a de bonnes raisons de croire que A a mené l’enquête nécessaire pour avoir une preuve de la croyance que p. Si les recherches nécessaires sont assez simples, la croyance de B que p peut être fondée sur † Nous traduisons le terme anglais « evidence » par « preuve ». Une preuve au sens qui est en jeu ici est une contribution possible à l’établissement de la vérité d’une proposition, mais une contribution qui peut toutefois ne pas suffire à cette fin. (N. d. T.) 1 Il pourrait toujours sembler que si B a de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p, alors B a une preuve que p. Le différend entre moi et quelqu’un qui serait porté à faire cette objection soulèverait des questions épistémologiques délicates, en jeu dans la clarification du concept de preuve. Mais je dirais que B n’a pas la preuve que p et, en plus des arguments développés dans le corps de l’article, j’insisterais sur les suivants : (1) Une preuve que p s’oppose à une preuve que non p. Mais envisageons le cas d’experts qui seraient en désaccord : A, qui a des preuves que p, et C, qui a des preuves que non p. Dans une telle situation, si B croit que p seulement parce qu’il croit que A a de bonnes raisons de croire que p, les raisons de B ne valent rien contre celles de C, seules les raisons de A comptent. (2) Il serait possible de concevoir des situations dans lesquelles B a de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p même si nous considérions qu’il n’existe pas de preuve que p. (J’en dirai plus à ce propos dans la section II ci-dessous.) Mais quelque soit la façon dont ce débat au sujet de la « preuve » doit être résolu, je noterai que les raisons de B sont logiquement dépendantes de celles de A. La plupart des arguments de cet article s’ensuivront si ce point m’est accordé. celle de A sans que A puisse être qualifié d’expert. Par exemple, si l’employé de station service qui vérifie mon niveau d’huile me dit que c’est bon, je le croirai, mais je ne dirai pas que c’est un expert. Toutefois, les cas les plus intéressants épistémiquement sont ceux qui impliquent des compétences particulières, les cas dans lesquels B a de bonnes raisons de croire que A, à la suite de recherches longues, scrupuleuses et méthodiques, est un expert sur la question de savoir si p ou non p.2 Le recours de l’homme ordinaire à l’autorité intellectuelle de l’expert, sa dépendance épistémique et son infériorité intellectuelle à son égard (dans les domaines d’expertise de l’expert) sont entièrement exprimés par la formule que nous avons utilisée : B a de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p. Mais l’infériorité et la dépendance épistémiques de l’homme ordinaire peuvent être encore plus radicales : dans de tels cas, une longue formation et des compétences spécifiques peuvent souvent être nécessaires avant que B ne puisse mener l’enquête exigée. Et, sans cette formation et ces compétences, B peut ne pas être capable de comprendre les raisons de A ou, même s’il les comprend, il peut ne pas être capable de saisir en quoi elles sont de bonnes raisons. Michael Polanyi et Harry Prosch3 expriment le premier point de façon éloquente, tirant leurs exemples des sciences physiques : « L’opinion commune au sujet de la science est qu’elle est une accumulation de faits observables que chacun peut vérifier par lui-même. Nous avons vu que ce n’était pas vrai dans le cas de la connaissance experte, comme celle qui est requise pour diagnostiquer une maladie. Ce n’est pas vrai non plus dans les sciences physiques. Pour commencer, une personne ordinaire ne peut probablement pas, par exemple, se procurer le matériel pour tester des faits constatés en astronomie ou en chimie. Même en supposant qu’elle puisse d’une façon ou d’une autre accéder à un observatoire ou à un laboratoire de chimie, elle ne saurait pas comment se servir des instruments qu’elle y trouverait et pourrait très bien les endommager irrémédiablement avant même d’avoir fait la moindre observation. Et si elle devait réussir à effectuer une observation visant à vérifier un énoncé scientifique, et obtenir un résultat qui le contredirait, il pourrait supposer avec raison qu’il a commis une erreur, comme le font les étudiants dans un laboratoire lorsqu’ils apprennent à utiliser ses équipements. » (184/5) De plus, la formation et les compétences acquises pour réaliser les vérifications nécessaires sont souvent accessibles seulement à ceux qui ont certains talents et certaines aptitudes. Par conséquent, B pourrait ne jamais être capable d’obtenir la preuve qui soutient sa croyance que p. Si ma lutte désespérée et vaine avec le cours d’introduction à l’analyse mathématique est 2 Je présume que nous sommes tous d’accord sur le fait qu’il existe des experts, mais je n’ai pas essayé dans cet article de fournir une définition précise du terme « expert » ou de délimiter le champ des expertises possibles (au-delà de la réserve préliminaire qui limite cet article à la croyance et à la connaissance de propositions pour lesquelles il existe une preuve). Toutefois, si la thèse de cet article est correcte, il deviendra crucial pour les épistémologues de discuter de la définition du terme « expert » et du champ des expertise réelles et possibles. Mais une remarque s’impose sur mon utilisation de « expert »: elle ne présuppose ni n’implique la véracité du point de vue du spécialiste. Si on définit l’« expert » en vertu de la véracité de son point de vue (comme Gorgias et Thrasymaque le font chez Platon), il est en principe souvent impossible de dire qui est un expert -même si on est un expert soi-même ! - parce qu’il est souvent impossible de dire quelle est l’opinion qui s’accorde avec la vérité. Mais je suggère qu’il n’est pas pareillement impossible de dire ce qui constitue un examen pertinent et scrupuleux et de déterminer qui conduit un tel examen (bien qu’il puisse parfois y avoir de vraies difficultés à en juger). Et lorsqu’une recherche minutieuse est à la fois indispensable et efficace en vue de décider si p ou non p, l’avis d’un expert court probablement moins de risques d’être faux, et est probablement sujet à moins d’erreurs que l’avis d’un non-expert. Ainsi, dans mon utilisation d’ « expert », le lien entre la vérité et l’avis de l’expert n’est pas complètement rompu, bien que ce lien ne soit ni simple ni systématique. 3 Meaning (Chicago, Presses Universitaires, 1997) un indicateur fiable, je ne serai sans doute jamais en mesure d’obtenir une preuve de ma croyance que la physique relativiste est exacte, quelque soit la quantité de temps et d’efforts que je consacre à cette entreprise. Je manque peut-être simplement des aptitudes mathématiques pour posséder cette preuve. Mais une longue formation et des compétences spécifiques peuvent être nécessaires avant de pouvoir apprécier ou même comprendre les raisons qu’a l’expert de croire que p. Bien que je sois peut-être capable de comprendre les études traitant de l’incidence des médias de masse sur les électeurs, je n’ai pas les compétences pour juger de la valeur de ces études, ignorant comme je le suis des enjeux liés aux méthodes de recherche en sciences sociales. Et, ne possédant pas la formation et les aptitudes mathématiques requises, je ne peux pas même lire les livres et les articles qui soutiennent ma croyance que la physique relativiste est vraie. Si, donc, la personne ordinaire B (1) n’a pas effectué les recherches qui fourniraient la preuve de sa croyance que p, (2) n’est pas compétente, et peut-être, ne peut pas même devenir compétente pour effectuer ces recherches, (3) n’est pas en mesure d’estimer la valeur de la preuve fournie par les recherches de l’expert A, et (4) n’est peut-être même pas capable de comprendre la preuve et la façon dont elle soutient la croyance de A que p, B peut-il néanmoins avoir de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p ? Je pense qu’il le peut. Dans ce cas, devrions-nous conclure que la croyance de B que p est rationnellement justifiée ? Je pense que nous le devons, reconnaissant que la croyance de B repose sur de meilleurs fondements épistémiques que d’autres croyances que nous qualifierions simplement d’irrationnelles ou de non-rationnelles. De nombreux épistémologues pourraient être tentés de rejeter cette conclusion parce qu’elle s’écarte trop de la conception généralement reçue de la nature de la croyance rationnelle. Mais je pense que nous devons dire que la croyance de B est rationnellement justifiée, même s’il ne sait ou ne comprend pas quelles sont les raisons de A, si nous ne voulons pas être forcés de conclure que dans toute culture complexe, un très large pourcentage de croyances sont simplement et inévitablement irrationnelles ou non-rationnelles. Car, dans de telles cultures, on en sait beaucoup plus sur ce qui permet d’établir la vérité des croyances de quelqu’un qu’il ne pourra jamais en savoir par lui-même. Et il serait certainement paradoxal pour les épistémologues de soutenir que plus il y a de connaissances dans une culture, moins les croyances des individus dans cette culture sont rationnelles. II Néanmoins, l’adhésion à l’individualisme épistémique est tenace. Elle pourrait bien resurgir sous la forme d’une suggestion relative à l’attitude qu’il convient à un profane responsable et rationnel d’adopter vis-à-vis d’un expert. Si je ne suis pas actuellement en position de savoir quelles sont les bonnes raisons qu’a l’expert de croire que p, ou de comprendre pourquoi ce sont de bonnes raisons, je ne suis à l’évidence pas en position d’évaluer l’exactitude de ce qu’il me dit. Quelle attitude devrais-je alors adopter ? Une proposition vraisemblable et tentante est que si je pense avoir les capacités requises, je me renseignerai de sorte à pouvoir évaluer la fiabilité du rapport de l’expert et ainsi échapper à ma dépendance envers lui, et regagner mon autonomie intellectuelle. L’idée sur laquelle se fonde cette proposition est au cœur d’un modèle de ce que signifie être une personne intellectuellement responsable et rationnelle, un modèle qui est bien résumé par la déclaration de Kant selon laquelle l’une des trois règles fondamentales ou maximes pour éviter l’erreur dans la pensée est de « penser par soi-même ».4 C’est, je pense, un modèle de rationalité extrêmement persuasif : il implique le doute méthodique cartésien, il est implicite dans la plupart des épistémologies, il influence la façon dont nous réfléchissons à la connaissance. De ce point de vue, le cœur même de la rationalité consiste à s’en tenir à son propre jugement indépendant et à le préserver ; car comment être sûr que l’on est informé, et 4 Critique de la faculté de juger, trad. De J.H. Bernard (New York : Hafner, 1951), p. 136, italique de Kant. Kant répète cette affirmation dans Anthropologie, p. 118, et dans Logique, p. 371, toutes deux dans les versions de Cassirer (Berlin, 1992) non induit en erreur, si l’on suspend son jugement ? Mais j’estime que ce modèle fournit un idéal romantique qui est parfaitement irréaliste et qui, en pratique, aboutit à une croyance et un jugement moins rationnels. Je pourrais, en effet, échapper à la dépendance épistémique à l’égard de certains experts. Je pourrais peut-être, si j’étais assez doué pour ça, éviter de m’en remettre à n’importe quel expert donné. Je peux choisir et je choisis bel et bien où établir mon autonomie intellectuelle. Mais si je devais rechercher l’autonomie épistémique avant tout, je parviendrais seulement à entretenir des croyances relativement mal informées, douteuses, grossières, invérifiées, et par conséquent irrationnelles. Si je dois être rationnel, je ne peux pas échapper à certaines dépendances épistémiques envers des experts, en raison du fait que je crois davantage que ce dont je suis capable d’être parfaitement informé. Une fois de plus, donc : si je ne suis pas en position de savoir quelles sont les bonnes raisons qu’a l’expert de croire que p et pourquoi ce sont de bonnes raisons, quelle attitude dois-je adopter à son égard ? Si je ne sais pas ces choses, je ne suis pas non plus en position de déterminer si la personne est vraiment un expert. En posant les bonnes questions, je serai peut-être capable de repérer quelques charlatans, imposteurs ou incompétents, mais seulement les plus manifestes. Par exemple, je pourrai soupçonner mon docteur d’être incompétent, mais globalement je devrai savoir ce que les docteurs savent pour pouvoir confirmer ou lever ma suspicion. Nous devons donc faire face aux implications du fait que la personne ordinaire ne comprend pas complètement ce qui constitue de bonnes raisons dans le domaine de l’expertise. Certes, je peux consulter un expert donné et peut-être obtenir un classement de plusieurs experts,5 en me fondant sur d’autres experts. Si mon docteur dit que je devrais voir un cardiologue, je peux l’interroger lui et d’autres médecins de la communauté médicale à propos des cardiologues locaux. Ou si je veux connaître les effets des médias de masse sur les électeurs, je peux aller au département de sciences politiques et demander qui a réalisé les meilleurs travaux dans ce domaine et s’ils ont fait l’objet de critiques importantes. Cette consultation et ce classement d’experts peuvent être appréhendés par l’extension de notre formule et de sa chaîne implicite d’autorité : B a de bonnes raisons de croire que C a de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p. Cependant, par le recours à une telle hiérarchie d'experts, je n’ai pas recouvré mon autonomie épistémique en évitant de m’en remettre aux experts, je l’ai fait seulement de façon plus étendue et affinée. Je ne peux pas non plus retrouver mon autonomie épistémique dans tous les domaines sans croire sur la base de raisons relativement grossières et invérifiées. Il est également certain que, si je ne sais pas et n’ai pas de moyen de découvrir qui sont les experts, je n’aurai aucun moyen de recourir à la chaîne d’autorité. Je ne saurai donc pas qui a de bonnes raisons de croire que p, à qui m’en remettre, ou quel avis (s’il existe) me donnera de bonnes raisons de croire que p. Cela arrive parfois et, quand c’est le cas, la déférence rationnelle devient impossible. Mais la plupart du temps, je peux trouver quelqu’un dont l’opinion est mieux informée que la mienne et qui peut m’orienter vers quelqu’un qui est compétent sur la question de savoir si p ou non p. Et même si un profane, à cause de sa relative inaptitude à distinguer parmi des experts, finit par recourir à un moindre expert au lieu d’un meilleur, l’avis du moindre expert sera toujours meilleur que celui de l’homme ordinaire.6 5 Dans une série d’articles récents, Keith Lehrer a étudié les questions relatives au classement des experts et des avis de divers experts et, partant, la façon de régler le problème du désaccord entre experts, avec beaucoup plus de rigueur et de précision que je ne suis en mesure de le faire ici. C.f., par exemple, « Social Information », Monist, I.X, 4 (October, 1977) : 473-487, et aussi les articles auxquels Lehrer fait référence dans les notes de bas de page de ses articles. 6 Bien entendu, une explication plus détaillée de tout le problème de l’identification des experts appropriés devrait faire la distinction entre (1) B croyant simplement que A a de bonnes raisons de croire que p, (2) B ayant une quelconque raison de croire que A a de bonnes raisons de croire que p, et (3) B ayant de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p. Et aucune de ces situations ne résout le problème concret et souvent très délicat de l’identification de ceux qui sont les véritables ou les meilleurs experts. Par exemple, que doit faire le patient confronté à des avis médicaux Donc, dans les termes de notre formule, B peut croire que p soit parce que B a de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p, soit parce que B a de bonnes raisons de croire que C a de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p. Mais, dans chaque cas, B ne peut pas avoir de raisons suffisamment bonnes pour ne pas croire que p ou pour croire que non p. En d’autres termes, l’homme ordinaire ne peut rationnellement pas refuser de déférer aux points de vue de l’expert ou des experts qu’il reconnaît. Cela ne signifie pas que B ne peut à aucun moment réussir à soulever une objection dévastatrice à la croyance que p ou imaginer une alternative à la croyance que p, mais cela signifie en revanche que seul quelqu’un possédant les compétences de A peut faire une juste estimation de la valeur et de la validité de l’objection ou de l’alternative. Soumis au contreexamen du profane, l’expert peut concéder le bien-fondé d’un point donné, mais lui (et ses confrères experts) doivent juger s’il est convaincant et pertinent, puisqu’ils sont les seuls qui comprennent complètement ce qui est impliqué dans les méthodes, les techniques, les prémisses et les bases de la formation et des recherches de l’expert, et quelle est leur incidence sur la croyance finale. L’homme ordinaire peut, en d’autres termes, suggérer des critiques et des alternatives, mais rationnellement il doit permettre à l’expert d’en disposer, parce que dans une discussion avec un expert (au contraire d’un dialogue entre égaux7), la dernière cour d’appel rationnelle appartient à l’une seulement des parties, en vertu de la plus grande compétence et de la plus grande implication de cette partie dans les matières discutées. L’homme ordinaire rationnel admet que son propre jugement, non averti qu’il est par la formation et la recherche, est rationnellement inférieur à celui de l’expert (et de la communauté des experts pour laquelle celui-ci parle habituellement) et par conséquent peut toujours être rationnellement rejeté. Reconnaissant que la plus haute cour d’appel rationnelle se trouve en dehors de lui, l’homme ordinaire peut simplement devoir accepter le fait que son objection n’est pas bonne, même si elle continue de lui sembler bonne. Il y a, bien sûr, toute une série d’arguments ad hominem qui permettent à une personne ordinaire de refuser rationnellement de déférer à l’opinion de l’expert. Le profane peut faire valoir que l’expert n’est pas un témoin désintéressé et neutre, que son intérêt dans l’issue de la discussion porte préjudice à son témoignage. Ou qu’il ne participe pas en toute bonne foi, qu’il ment, par exemple, ou qu’il refuse d’admettre une erreur dans son point de vue parce que le faire tendrait à saper ses prétentions à une compétence spécifique. Ou qu’il couvre ses pairs, ou cède à la pression sociale exercée par d’autres dans son domaine, etc, etc. De tels arguments ad hominem ne sont pas toujours fallacieux, et ils fondent parfois effectivement le refus rationnel de se soumettre aux déclarations des experts. Mais une caractéristique intéressante de tels arguments ad hominem est qu’ils semblent, et peut-être sont, beaucoup plus recevables, importants et accablants dans les débats d’un profane avec des experts qu’ils ne le sont dans des dialogues entre pairs. Il n’importe pas tellement que ses pairs soient partiaux ou participent avec mauvaise foi; ils seront découverts. Le bien-fondé de leurs arguments peut être vérifié et évalué plutôt que simplement accepté. A l’exception -souvent importante- de tels arguments ad hominem, je ne vois aucune façon d’échapper à la conclusion que j’ai exposée ci-dessus : que l’homme ordinaire rationnel admettra que, dans les questions à propos desquelles il y a une bonne raison de croire qu’il existe des avis d’experts, il ne doit pas (méthodologiquement) se faire sa propre opinion. Sa position sur ces questions -s’il est rationnel- sera ordinairement une déférence rationnelle à l’autorité épistémique de l’expert. contradictoires ? Mais ce sont des questions et des problèmes logiquement postérieurs à ceux qui nous concernent ici, le point central de cette partie de l’article étant qu’en aucun cas il ne doit s’autodiagnostiquer, ni même lire la littérature concernant son problème et ensuite faire son propre diagnostic. 7 J’ai tenté d’expliquer la logique du dialogue entre égaux épistémiques présumés dans le domaine du raisonnement moral dans mon article « The achievement of Moral Rationality », Philosophy et Rhetoric, VI, 3 (été 1973): 171-185 Si on objecte que, dans les cas où les avis des experts sont partagés, le profane n’aura pas de méthode pour décider si p ou non p, on aura raison.8 Mais dans de tels cas, la personne rationnelle ordinaire, reconnaissant que son propre examen relativement grossier et négligent n’est pas en mesure de résoudre les problèmes que même les recherches scrupuleuses des experts ne peuvent pas résoudre, admettra aussi qu’elle est confrontée à une situation dans laquelle elle doit soit suspendre sa croyance, soit -si c’est impossible ou pas souhaitableparvenir à une croyance sur quelque fondement reconnu comme non-rationnel. Et si on objecte que la personne ordinaire B peut avoir de bonnes raisons de croire que p même si p est faux et même si l’expert A n’a pas de bonnes raisons de croire que p, on aura également raison. Parce que B sera parfois induit en erreur par des prétentions fausses ou injustifiées à l’expertise, en dépit d’une tentative prudente de vérifier que A est effectivement un expert au sujet de p. Par ailleurs, il n’y a tout simplement pas de garantie que même les opinions du meilleur des experts soient en accord avec la vérité finale. La conclusion qu’il est parfois irrationnel de penser par soi-même -que la rationalité consiste parfois à s’en remettre à une autorité épistémique et, partant, à accepter passivement et sans examen critique ce qu’il nous est donné de croire- frappera comme étrange et inacceptable ceux qui sont fidèles à l’individualisme épistémique, parce qu’il ébranle leur modèle de rationalité. Aux autres, cela semblera trop évident pour mériter de si fastidieuses discussions. Mais dans les deux cas, je pense que nous devons remanier nos épistémologies et nos conceptions de la rationalité afin qu’elles rendent compte de cette importante réalité de la vie moderne. III Bien que la discussion qui précède soit manifestement en rapport avec le grand mot de l’épistémologie - savoir -, j’ai jusqu’ici astucieusement évité de l’utiliser. Mais la pertinence de la discussion est claire étant donné l’analyse classique de « A sait que p » en terme de (1) A croit que p, (2) A a de bonnes raisons de croire que p, et (3) que p est vrai. La troisième condition est classiquement considérée comme l’élément clé et menace de rendre toute l’analyse inapplicable à la connaissance, parce que A peut avoir de bonnes raisons de croire que p même si p est faux et B peut encore avoir de bonnes raisons de croire que A a de bonnes raisons de croire que p, même si p est faux. Cependant, la troisième condition n’est pas ma principale préoccupation, car je défendrais une conception faillibiliste du savoir. Je souhaite plutôt concentrer mon attention sur la deuxième; une condition plus négligée dans l’analyse précitée de « A sait que p ». Il semble vraisemblable que A et B doivent avoir tous deux de meilleures ou de plus complètes raisons pour savoir que p que celles qui sont requises simplement pour avoir de bonnes raisons de croire que p, parce que certaines croyances, quoique rationnelles, ne seraient pas assez solidement fondées pour être considérées comme des savoirs (même dans une conception faillibiliste du savoir). Il semble donc raisonnable d’affirmer qu’il y a une progression depuis (1) croire que p (simple croyance ou opinion droite), à (2) avoir de bonnes raisons de croire que p (croyance rationnelle), jusqu’à (3) savoir que p. Qu’arrive-t-il, alors, si on remplace « a de bonnes raisons de croire » par « savoir » dans notre formule, c’est-à-dire si on écrit B sait que A sait que p ? Est-il possible de savoir pour ainsi dire par procuration, ou les sujets connaissants doivent-ils (au contraire des simples croyants rationnels) voler de leurs propres ailes épistémiques ? J’ai soutenu ci-dessus que B peut avoir de bonnes raisons de croire que p sans posséder de raisons directes ou de preuve de p. Est-ce la même chose pour le savoir ? Ou B doit-il savoir que p avant de savoir que A sait que p, excluant ainsi un recours au savoir de A comme fondement et justification de sa propre prétention au savoir ? En d’autres termes, d’après la précédente distinction entre avoir la 8 S’il est possible de classer les experts de la façon dont Lehrer (op. cit.) l’a envisagé ou d’une autre façon, le profane peut évidemment résoudre le dilemme posé par les avis divergents des experts en se référant à l’avis du meilleur expert. Cependant, il y aura toujours des situations dans lesquelles même les meilleurs experts seront en désaccord. preuve que p et une autre sorte de bonne raison de croire que p, B doit-il posséder la preuve de la vérité de p afin de savoir que p ? Ou le savoir, tout comme la croyance rationnelle, peutil être fondé sur un recours à une autorité épistémique ? Supposons que quelqu’un me dise quelque chose de vrai sans me donner de preuve de sa vérité. Peut-être que A me dit que le laétrile ne soigne pas le cancer sans me donner les études qui le prouvent, et encore moins les données concrètes sur lesquelles ces études reposent. Mais supposons que j’ai de bonnes raisons de croire que A fait autorité dans le domaine de la recherche sur le cancer et ainsi que je crois ce qu’il me dit. Est-ce qu’alors, je sais que le laétrile ne soigne pas le cancer, ou ai-je acquis quelque chose de bien inférieur au savoir (peut-être seulement une opinion droite ou une croyance rationnelle) ? Si on considère que je le sais, il est alors possible de savoir que p sans posséder la preuve que p. Mais cela semble paradoxal ou contre-intuitif parce que, dans le cas que nous envisageons actuellement, la preuve est pertinente pour établir le savoir, mais nous nous demandons s’il est possible d’avoir ce savoir sans la preuve pertinente. Plus paradoxale encore est l’idée selon laquelle B peut savoir que p même s’il ne comprend pas la proposition que p. Imaginons qu’une autorité éminente en physique des particules me dise qu’un quark est une particule fondamentale, et supposons que cela soit vrai. Mais je ne comprends même pas ce que cela signifie, parce que je n’ai aucune notion de ce qu’est un quark ou de ce qui est considéré comme une particule fondamentale. Néanmoins, je me renseigne sur le physicien et, en conséquence, je sais qu’il possède les meilleurs titres de compétence. Pourra-t-on dire alors que je sais qu’un quark est une particule fondamentale, bien que je ne comprenne même pas ce que je sais ? Pour résumer, devons-nous dire que B peut (1) savoir que p en sachant que A sait que p, et (2) le savoir sans savoir d’abord que p ? Devons-nous le dire même si cela implique que B peut savoir que p sans avoir la preuve de p et peut-être sans même comprendre p ? Au lieu d’essayer de répondre directement à ces questions, je montrerai que beaucoup de ce que nous aimons à considérer comme de la connaissance repose sur la structure épistémique exprimée par la formule « B sait que A sait que p ».9 Je proposerai ensuite deux conclusions et laisserai au lecteur le soin de décider laquelle, d‘un point de vue épistémique, est la plus acceptable. Les scientifiques, les chercheurs et les universitaires sont, quelquefois au moins, des sujets connaissants, et tous ces sujets connaissants se tiennent sur les épaules les uns des autres de la façon exprimée par la formule « B sait que A sait que p ». Ces sujets connaissants ne pourraient pas faire leur travail sans présupposer la validité de bien d’autres recherches pour lesquelles (pour des raisons de compétence autant que de temps) ils ne peuvent procéder aux vérifications par eux-mêmes. Les scientifiques, par exemple, ne répètent tout simplement pas les expériences d’autres scientifiques, à moins que l’expérience ne soit importante et qu’elle ne semble douteuse. Par ailleurs, il serait impossible à quiconque d’être à la pointe de la recherche, mettons en physique ou en psychologie, s’il ne se fiait qu’aux résultats de ses propres recherches ou s’il insistait pour évaluer par lui-même les preuves soutenant chacune des croyances qu’il accepterait dans son domaine. Ainsi, si les scientifiques, les chercheurs et les universitaires sont des sujets connaissants, la relation profane-expert est également présente au sein de la structure de la connaissance, et l’expert est un expert en partie parce qu’il prend très souvent la place du profane au sein de son propre domaine. De plus, dans de nombreux domaines, la recherche est de plus en plus conduite par des équipes plutôt que par des individus. Il n’est pas rare par exemple que le titre d’un article rapportant des résultats expérimentaux en physique des particules ressemble à cela : 9 Cette manière d’aborder ces questions demeure bien sûr envisageable aux yeux d’un épistémologue assez courageux pour échapper à ma conclusion en adoptant pleinement l’idée que les résultats des scientifiques, des chercheurs et des universitaires ne peuvent pas être du savoir dès lors que ces résultats sont fondés sur des méthodologies coopératives. Cette alternative ne me semble pour le moins pas très séduisante. William Bugg, professeur de physique à l’université de Knoxville, Tennessee, et l’un des participants de cette expérience, a expliqué comment est conduite une expérience de ce genre. Cette expérience, qui permettait d’enregistrer des événements de charme et de mesurer la durée de vie des particules charmées, faisait partie d’une série d’expériences coûtant peut-être dix millions de dollars. Après son financement, environ cinquante hommes/an ont été employés à la fabrication du matériel approprié et aux améliorations nécessaires à l’Accélérateur Linéaire de Stanford. Ensuite, à peu près 50 physiciens/an ont travaillé au recueil des données de l’expérience. Quand les données ont été rassemblées, les expérimentateurs se sont répartis en cinq groupes géographiques pour les analyser, une procédure nécessitant d’observer deux millions et demi d’images, d’effectuer des mesures sur trois cent milles événements intéressants, et d’en traiter les résultat par ordinateurs afin d’isoler et de mesurer quarante-sept événements de charme. Le « groupe de la Côte Ouest » qui a analysé environ un tiers des données comprenait 40 physiciens et techniciens, qui ont passé environ 60 hommes/an sur leurs analyses. A l’évidence, une personne seule n’aurait pas pu réaliser cette expérience -en fait, Bugg affirme qu’une université seule ou un laboratoire national seul ne l’aurait pas pu- et nombre d’auteurs d’un article comme celui-ci ne sauront même pas comment un nombre donné dans l’article est arrivé là.10 En outre, même si quelqu’un pouvait en savoir assez et vivre assez longtemps pour effectuer une telle expérience, cela n’aurait absolument aucune utilité, parce que ses résultats seraient devenus obsolètes bien avant qu’il n’ait achevé son expérience. Bien que Bugg ne doute pas que la mesure de la durée de vie des particules charmées effectuée par l’équipe soit bonne, il estime que d’ici trois ans, un autre groupe aura découvert une autre méthode qui donnera des résultats considérablement meilleurs. Par conséquent, il s’attend à ce que d’ici cinq ans, l’article ne soit plus d’aucun intérêt. Pour terminer, Bugg remarque que les quatre-vingt-dix-neuf auteurs de l’article représentent différentes spécialités de la physique des particules, mais qu’ils sont tous des expérimentateurs, donc qu’aucun ne serait capable de procéder aux remaniements théoriques qui pourraient être requis à la suite de cette expérience et qui constituent une bonne partie des raisons de la conduire. D’un autre côté, la plupart des théoriciens n’auraient pas les compétences pour conduire l’expérience, et ni les expérimentateurs ni les théoriciens ne sont compétents pour concevoir, construire et entretenir le matériel sans lequel l’expérience ne pourrait pas être conduite du tout. Evidemment, c’est là un exemple extrême, bien que pas si extrême que cela dans le domaine de la physique des particules.11 Toutefois, on peut voir la façon dont la dépendance envers d’autres experts imprègne tous les domaines de recherche complexe lorsqu’on observe que la plupart des notes de bas de page qui citent des références sont des recours à une autorité. Et quand ces notes de bas de page servent à établir les fondements d’une étude, elles impliquent l’auteur dans une relation de type profane-expert même au sein de sa propre quête de connaissance. Par ailleurs, l’horreur qui traverse la communauté scientifique quand la fraude d’un chercheur est découverte est instructive, parce que ce qui est en jeu n’est pas seulement la confiance du grand public. En vérité, chaque chercheur est forcé de reconnaître à quel point son propre travail s’appuie sur le travail des autres, un travail qu’il n’a pas et ne peut pas (ne serait-ce que pour des raisons de temps et de coût) vérifier pour lui-même. Ainsi, dans de très nombreux cas au sein de la quête de connaissance, il existe clairement un réseau complexe de recours à l’autorité d’experts divers, et la connaissance qui en résulte n’aurait pas pu être acquise par une seule personne. Nous avons donc quelque chose qui ressemble à ce qui suit : A sait que m. B sait que n. C sait (1) que A sait que m, et (2) que si m, alors o. D sait (1) que B sait que n, (2) que C sait que o, et (3) que si n et o, alors p. E sait que D sait que p. Supposons que ce soit la seule façon de savoir que p et, en outre, que personne, « sachant » que p, ne sait que m, n et o, sauf en sachant que les autres le savent. Est-ce que D et E savent que p ? Est-ce que quelqu’un sait que p ? Est-ce que p est su ? A moins qu’on ne soutienne que la plupart de nos recherches scientifiques et savantes ne pourront jamais, à cause de la méthodologie coopérative de l’entreprise, aboutir à la connaissance, je pense que dans des situations comme celles-ci, nous devons dire que p est su. 10 Naturellement, seulement quelques personnes écrivent en fait cet article, mais il ne s’en suit pas que ces personnes sont celles qui supervisent toute la procédure ou qu’elles comprennent entièrement l’expérience et l’analyse des données. D’après Bugg, bien que quelques personnes - « les plus activement engagées dans l’étude des données et celles qui, par conséquent, en ont la compréhension la plus large » - aient rédigé le compte-rendu de l’expérience (cet article fait trois pages et demi), elles ont seulement préparé une ébauche, révisée et corrigée par les autres auteurs. Ensuite l’équipe s’est réunie pour discuter des questions importantes concernant les techniques d’analyse des données et la façon dont l’article devait être présenté pour permettre aux autres physiciens de le comprendre. 11 Des 42 articles sur les particules élémentaires et les champs de particules publiés par le Physical Review Letters en trois mois, du 25 avril au 18 juillet 1983, 11 comptaient plus de 10 auteurs, 9 comptaient plus de 20 auteurs, et 5 autres, plus de 40 auteurs. Sur la même période, seul 5 articles étaient rédigés par un unique auteur. Mais si D ou E savent que p, nous devons aussi dire que quelqu’un peut savoir « par procuration », c’est-à-dire sans posséder la preuve de la vérité de ce qu’il sait, peut-être sans même complètement comprendre ce qu’il sait. Et cette conclusion exigerait des changements considérables dans notre analyse de ce que la connaissance doit être. Si cette conclusion est dérangeante, une autre est possible. Peut-être que p est su, non pas par une personne, mais par la communauté composée de A, B, C, D et E. Peut-être D et E n’ont-ils pas le droit de dire « je sais que p », mais seulement « nous savons que p ». Cette communauté n’est pas réductible à une catégorie de personnes, parce qu’aucune, et aucune individuellement, ne sait que p. Si nous optons pour cette stratégie, nous pouvons conserver l’idée que le sujet connaissant doit comprendre et avoir la preuve de la vérité de ce qu’il sait, mais ce faisant nous nions que le sujet connaissant soit toujours une personne ou même une catégorie de personnes. Cette alternative pourrait très bien refléter une partie de ce que Pierce avait peut-être à l’esprit lorsqu’il prétendait que la communauté des chercheurs est le sujet connaissant premier et que la connaissance individuelle en est dérivée. Cette dernière conclusion est peut-être la plus acceptable épistémologiquement parce qu’elle nous permet de sauver l’idée ancienne et importante selon laquelle savoir une proposition demande de la comprendre et de posséder des preuves pertinentes pour en établir la vérité. Mais elle ne sera pas très réconfortante pour ceux qui ont un goût pour les paysages désertiques, l’autonomie intellectuelle ou l’individualisme épistémique, parce qu’elle porte atteinte à l’individualisme méthodologique qui est implicite dans la plupart des épistémologies. Je crois qu’elle est aussi profondément troublante parce qu’elle révèle à quel point même notre rationalité repose sur la confiance, et parce qu’elle menace certaines de nos valeurs les plus précieuses : l’autonomie et la responsabilité individuelles, l’égalité et la démocratie. Mais c’est une question qui devra faire l’objet d’un autre article. Si on admet les arguments de cet article, quelques changements fondamentaux dans nos épistémologies sont donc nécessaires. Concernant les croyances et les personnes, nous devons réviser notre conception de ce que signifie être rationnel. Nous devons aussi soit convenir qu’on peut savoir sans posséder de preuve à l’appui, soit accepter l’idée qu’il existe un savoir détenu par la communauté, et par aucun sujet connaissant individuel. John Hardwig Université d’Etat de l’est du Tennessee Traduction : Samuel Georgel et Henri Galinon Complément : Introduction à la 2ème partie du recueil contenant le texte de Hardwig A paraître dans Bonnay & Galinon (éd.), Epistémologie Sociale, Textes Clés, Vrin. Version de travail – 25 déc. 2018 – commentaires bienvenus ( henri.galinon@uca.fr ) La dimension collective de la science. 1. Comment l’épistémologie peut-elle être sociale ? Nous l’avons vu dans la première partie, un bon nombre de nos connaissances ordinaires est acquis par le témoignage d’autrui. La science elle-même est une activité sociale au sens non seulement d’une activité collective mais plus précisément d’une activité socialement structurée et largement institutionnalisée, avec ses normes intellectuelles, sociales, pratiques, ses revues, ses instituts, ses positions, ses hiérarchies. L’activité scientifique présente ainsi un ensemble riche de phénomènes qu’il est possible d’étudier en sociologue. Ce dernier s’attachera alors à décrire ces relations et normes qui règlent la communauté scientifique et à mettre en lumière les déterminants sociaux de l’activité des savants.12 La relation de ces études aux questions traditionnellement normatives de l’épistémologie – qu’est-ce qu’une bonne méthode de recherche de la vérité ?, qu’est-ce qu’une enquête rationnelle ? - est toutefois demeurée un temps dans une certaine ambiguïté. La raison en est manifeste lorsque l’on examine la question, classique et centrale en philosophie des sciences, des déterminants du choix des théories scientifiques. Du côté des épistémologues, en effet, après avoir renoncé à la thèse selon laquelle tout énoncé scientifique devrait pouvoir être prouvé dans l’expérience13, il a fallu faire une place à des facteurs pragmatiques parmi les justifications du choix des théories scientifiques. Or la remarque épistémologique cruciale mais somme toute banale selon laquelle nos choix théoriques sont sous-déterminés par l’expérience14, conjuguée à l’observation historique de l’existence de controverses scientifiques15, suggèrent que le choix théorique pourrait résulter essentiellement de facteurs non-épistémiques, et qu’une enquête uniquement épistémique serait au mieux incomplète, en raison de causes sociohistoriques prépondérantes. Ces déterminants socio-historiques du choix théorique, ancrés parfois dans de prosaïques dynamiques de luttes pour le pouvoir, ne seraient-ils pas la vérité ultime de ce qui se pare du nom de science ? L’épistémologie, qui doit se prononcer sur les justifications, établir le crédit des méthodes scientifiques, ne doit-elle pas avouer ses limites et céder le pas aux sciences sociales, une fois reconnue la dimension sociale de la science ? L’épistémologie sociale lève cette ambiguïté : se positionnant en quelque sorte sur le terrain 12 Voir Gingras (2013). Les positivistes du cercle de Vienne espéraient en effet que tout énoncé scientifique non-analytique et doué de sens pourrait en principe voir sa vérité testée dans l’expérience. La critique de cette thèse formulée par Quine (1951) est généralement considérée comme marquant l’arrêt de mort de ce vérificationnisme désormais jugé naïf. Pour une introduction à la philosophie des sciences traitant de ces questions on pourra consulter Barberousse et al. (2000), Laugier & Wagner (2004) et Barberousse et al. (2011). 14 C’est la thèse dite de Duhem-Quine. En tant que telle cette thèse est relativement inoffensive, elle ne fait qu’ouvrir la voie à la reconnaissance de l’existence de facteurs pragmatiques dans le choix théorique (la simplicité par exemple). La thèse prend une dimension polémique lorsqu’elle est prolongée par celles du holisme de la signification et de l’incommensurabilité des théories scientifiques. Voir à nouveau Barberousse et al. (2011). 15 Kuhn (1962, 1977) a seulement insisté sur le caractère non algorithmique des changements de paradigmes scientifiques. Pour des programmes plus sceptiques d’étude de la science, nous renvoyons le lecteur aux références données par Miriam Solomon dans l’article traduit ici. 13 laissé vacant tant par l’épistémologie traditionnelle que par la sociologie des sciences16, elle se saisit de la question de la valeur épistémique des processus sociaux de production de la connaissance et, en particulier, de l’activité scientifique. Prenant acte de ce que la production de la connaissance scientifique implique de processus sociaux, elle étend à ces derniers la réflexion critique sur les moyens de l’enquête rationnelle et de la recherche de la vérité. Les trois textes traduits dans cette seconde partie sont autant d’illustrations de la méthode et de sa fécondité philosophique. 2. Présentation des textes Le texte de Hardwig, paru en 1990, peut être rapproché à la fois des textes sur le témoignage présentés dans la section précédente, et d’une interrogation plus large sur les propriétés épistémologiques de l’organisation sociale globale de la production des croyances et des connaissances. Hardwig distingue en effet entre ce que nous appellerons ici les justifications autonomes et les justifications hétéronomes de nos croyances. Une sujet possède une preuve hétéronome de sa croyance que p s’il possède une preuve qu’il existe une preuve de p sans posséder cette dernière. Une justification autonome de p est au contraire une justification qui n’est pas hétéronome, une justification qui ne dépend pas logiquement de l’existence d’une autre justification de la même proposition. Prenons un exemple. Lorsque Andrew Wiles justifie par une preuve mathématique complète sa croyance dans la vérité du dernier Théorème de Fermat, sa justification est autonome. Dans son état épistémique il peut expliquer non seulement pourquoi il croit que le théorème de Fermat est vrai, mais également pourquoi l’équation xn + yn = zn n’a pas de solution entière pour n>2, c’est-à-dire en rendre raison selon des lois ou des normes proprement mathématiques. Schématiquement, on pourrait représenter sa justification de la façon suivante17 : Axiome mathématique indiscutable 1 Axiome mathématique indiscutable 2 etc. | (inférences logiques) | Donc xn + yn = zn n’admet pas de solution pour n>2 Toutefois, des esprits mathématiquement moins pénétrants que celui de Wiles peuvent posséder une justification différente du théorème de Fermat. La justification suivante, par exemple, est une version à peine caricaturée de celle de l’auteur de ces lignes : Il est écrit dans Science et vie Junior18 qu’Andrew Wiles a démontré le théorème de Fermat (observation). Ce qui est écrit dans Science et vie junior est toujours vrai (affirmation justifiée par divers moyens inductifs à préciser). | (inférence logique) | 16 On notera que cette interrogation caractéristique de l’épistémologie sociale n’a pas toujours été étrangère aux sociologues eux-mêmes. Voir par exemple Bourdieu (2001) ou dans un autre esprit Berthelot (2008). 17 On suppose ici qu’Andrew Wiles est capable de justifier le théorème de Fermat à partir d’axiomes mathématiques évidents (qui n’ont donc pas besoin d’autres justifications qu’euxmêmes). En réalité, Andrew Wiles lui-même fait sans doute appel à des théorèmes dont il ne possède pas de démonstration. 18 Il s’agit d’un magazine français de vulgarisation scientifique destiné aux 8-12 ans. Donc Andrew Wiles possède une preuve du théorème de Fermat. Donc l’équation xn + yn = zn n’a pas de solution entière pour n>2. Cette justification est hétéronome car elle est gagée sur l’existence d’une autre justification du théorème de Fermat : celle dont dispose Science et Vie Junior. Nous avons des motifs variés et bien établis de penser que les rédacteurs de Science et vie junior possèdent une justification solide pour écrire qu’Andrew Wiles a démontré le théorème de Fermat, et nous sommes par conséquent justifiés à croire que ce qui est écrit dans le magazine est vrai et, ultimement, que l’équation xn + yn = zn n’a pas de solution entière pour n>2. La meilleure justification que je suis capable de produire du dernier théorème de Fermat est donc excellente, mais elle appelle l’existence d’une autre justification de ce même théorème comme condition logique de sa possibilité. La justification que je possède permet, certes, de comprendre pourquoi je crois que le théorème de Fermat est vrai mais, à la différence d’une justification autonome, elle ne permet pas de comprendre pourquoi l’équation xn + yn = zn n’a pas de solution entière pour n>2.1920 Elle est hétéronome parce qu’elle procède selon des normes de justification qui ne sont pas les normes mathématiques ou, pour généraliser au-delà de cet exemple, selon des normes qui ne sont pas sensibles au contenu sémantique spécifique de la proposition sur laquelle porte mon enquête. Bien entendu, la justification que possèdent les rédacteurs de Science et vie Junior pour affirmer qu’Andrew Wiles a démontré le dernier théorème de Fermat est sans doute ellemême gagée sur celle que possèdent, disons, les rédacteurs de Science & Vie21, et la meilleure justification de ces derniers pour croire le théorème de Fermat repose peut-être sur l’existence d’un article paru dans Science. Et la chaîne ne s’arrête sans doute pas là. Il est facile de voir cependant que, pour que ces justifications donnent ce qu’on en attend, il suffit que cette chaîne soit bien fondée, c’est-à-dire que quelqu’un possède in fine une justification autonome du théorème de Fermat - Andrew Wiles et ses relecteurs font normalement partie de cette élite. Cette condition, toutefois, n’est pas nécessaire, et c’est l’un des mérites de l’article de Hardwig que de le faire ressortir clairement. Dans le cas de travaux scientifiques complexes, il n’est plus rare désormais qu’aucun des auteurs d’un travail ne possède de justification autonome des résultats obtenus. L’un a établi A, l’autre que A implique B, ils établissent ainsi ensemble que B sans que personne ne puisse seul rendre compte de B intégralement selon l’ordre des raisons. Remplaçons les deux auteurs par les dizaines, parfois les centaines de chercheurs qui, dans certains domaines, sont mobilisés pour établir les résultats intermédiaires utilisés par l’ensemble des collaborateurs en vue de la production du résultat, et nous commencerons à apprécier la profondeur des dépendances en jeu dans la science contemporaine. Il semble que dans un certain nombre de domaines le véritable sujet 19 On pourrait se demander si toute justification autonome du théorème de Fermat (une preuve mathématique) fournit bien une explication de son résultat. Certains philosophes des mathématiques font des distinctions entre les preuves explicatives et les autres. Les preuves constructives, par exemple, ont ainsi peut-être des vertus explicatives qu’une preuve par l’absurde n’a pas même en admettant que cette dernière suffise à établir la vérité de ce qui est prouvé de cette façon. Dans le contexte de la discussion sur l’autonomie ce n’est pas cette distinction entre preuves explicatives et non-explicatives que nous avons à l’esprit. Au sens plus vague qui est le nôtre ici, celui qui possède une preuve mathématique d’un théorème en possède une explication. 20 Dans la situation envisagée ici je possède donc une preuve empirique qu’il existe une preuve a priori du théorème de Fermat. Je sais donc qu’ultimement le statut du théorème de Fermat est celui d’une connaissance a priori. On pourra mettre ce point en relation avec la discussion de la préservation du contenu dans le texte de Burge traduit dans la première partie du présent volume. 21 On l’aura compris, il s’agit de la version généraliste du magazine précédent. épistémique de la production scientifique, celui auquel on serait tenté d’attribuer la possession d’une justification autonome, soit devenu irréductiblement collectif. Une fois établie leur ubiquité, il faut se demander avec Hardwig : les justifications hétéronomes sont-elles indignes de notre idéal épistémique ? L’accent mis par la modernité philosophique sur le projet d’indépendance et d’autonomie du sujet rationnel pourrait le laisser penser, que l’on songe, par exemple, au sujet héroïque du Discours de la Méthode et à son isolement inaugural.22 Mais ici il faut distinguer. Car le véritable sens de l’injonction à juger selon sa propre raison est d’abord celui d’une invitation à ne pas se le tenir pour dit, c’est-à-dire à ne pas former ses croyances sans examen rationnel. Or, d’une part, ce n’est pas se soustraire à cette injonction que de former des croyances sur la base de justifications hétéronomes : nous y avons insisté, posséder une justification hétéronome ce n’est pas n’en posséder aucune. En effet ces justifications sont bien le produit d’une enquête et d’un engagement de la raison qui doivent me permettre de retenir le témoignage de certains interlocuteurs et d’en disqualifier d’autres en fonction de leur crédibilité. Une autre raison à considérer soigneusement avant de dégrader les justifications hétéronomes est que, comme Hardwig le fait observer, nous sommes vis-à-vis de la plupart de nos croyances les plus solides en position, dans le meilleur des cas, de fournir des justifications hétéronomes, mais non pas de fournir des justifications autonomes. Il s’en suit qu’à moins de disqualifier comme irrationnelle la plus grande part de nos croyances les mieux établies, et une part d’autant plus grande des croyances des individus que la société à laquelle ils appartiennent possède une science étendue dont le développement exige une certaine division du travail scientifique, à moins de disqualifier ces croyances justifiées, donc, il faut réexaminer la portée de l’idéal d’autonomie du sujet véhiculée par la tradition épistémologique cartésienne. Il semble ainsi qu’il faille distinguer deux idéaux : celui de la possession de justifications de toutes nos croyances, et celui de la possession de justifications autonomes de toutes nos croyances. Le second est plutôt un idéal d’universalité, celui d’un esprit qui serait capable d’embrasser toutes les connaissances de son temps en expert, à la façon de ces grands esprits qu’on voyait encore à la Renaissance et à l’époque moderne et dont Descartes lui-même fut peut-être l’un des derniers exemples. Cet idéal doit sans doute être abandonné. Le premier, en revanche, est un idéal de non-sujétion, et il est de prime abord compatible avec la possession de justifications hétéronomes. Si je suis en position justifier ma croyance dans la véracité de ce qui est rapporté dans Science et vie junior et non réduit à en faire le pari ou à en caresser l’espoir, alors Science et Vie junior n’est pas un obstacle mais un outil de la conquête de mon autonomie dans un monde complexe où la connaissance universelle est devenue impossible et la dépendance épistémique inévitable.23 L’autonomie, avons-nous suggéré, réside en ceci que je peux justifier ma confiance en Science et vie Junior d’une façon dont je ne peux justifier ma confiance en un gourou. Mais pourquoi suis-je justifié à croire un expert vis-à-vis duquel je suis par définition dans une situation d’asymétrie épistémique radicale, c’est-à-dire telle, bien souvent, qu’il me serait impossible de comprendre les justifications autonomes qu’il possède (par manque de temps ou de capacité) ? La réponse à cette énigme est à chercher du côté des raisons que je peux avoir de croire qu’une justification a bien été produite, de façon autonome par l’expert ou en collaboration par un ensemble d’experts, et donc in fine aux raisons que j’ai de croire aux vertus épistémiques de l’organisation sociale qui produit et reconnaît les expertises auxquelles je m’en remets. Si je ne peux évaluer mathématiquement l’expertise de l’expert sur la parole duquel je fonde ma croyance que le théorème de Fermat est vrai, il est crucial que je puisse en faire une évaluation épistémiquement pertinente en scrutant le vaste ensemble de méta22 Comparer également avec Kant, Logique, pp.77-78 sur les préjugés de l’autorité et les connaissances rationnelles. 23 Cette dialectique de l’indépendance et de l’autonomie est également au cœur de la philosophie politique et notamment des enjeux de la définition moderne de la liberté démocratique. Pour une mise en perspective, on pourra consulter Renaut (1989). données émises en permanence par la structure sociale : qualité de la formation, réputation et reconnaissance institutionnelle, indices variés sur les vertus et les incitations de l’individu, sur le contexte politique et social de sa prise de parole, etc.24 A y regarder de plus près, il apparaît alors que notre autonomie épistémique est conditionnée par la nature de certains arrangements sociaux comme l’existence d’une presse libre et plurielle, un système de formation ouvert et visant l’excellence scientifique, la publicité des lois et définition sincère de la raison sociale des institutions etc. Dans un univers totalitaire d’où ces garanties sont absentes, tel par exemple celui décrit par Alexandre Zinoviev dans Les hauteurs béantes (pour changer d’Orwell), la justification que possèdent les citoyens pour leurs croyances est singulièrement affaiblie, et leur autonomie rationnelle réduite d’autant : le rapport à l’expert, alors, mais alors seulement, tend à se confondre avec le rapport au gourou. En arguant que le sujet rationnel ne peut pas être tenu par l’exigence d’une justification autonome de toutes ses croyances, Hardwig attire donc du même coup notre attention sur la nécessité d’élaborer l’idée, critique pour notre époque, de société épistémiquement bien ordonnée. L’idée selon laquelle la rationalité et plus généralement les vertus épistémiques (qui tendent à promouvoir la cohérence et la vérité), ne sont pas seulement des propriétés d’organisations cognitives et comportementales individuelles (raisonnements, méthodes d’enquêtes etc.), mais également d’organisations sociales, est une idée qui a depuis longtemps joué un rôle tant en philosophie que, pratiquement, dans la conception de nos institutions. Le dialogue joue un rôle de premier plan dans les épistémologies platonicienne et aristotélicienne25. Le débat contradictoire des parties dans les cours de justice est un protocole social conçu pour promouvoir la manifestation de la vérité. Dans les exemples que nous venons de mentionner, toutefois, les recours à la confrontation ou à la mise en commun des points de vue sont autant de procédés déployés en conscience pour pallier des défauts ou insuffisances que nous percevons dans l’application de notre raison individuelle, les biais, les défaillances, les insuffisances de nos facultés qui nous permettent pas d’être toujours fidèles à l’idéal de rationalité que nous poursuivons. Le texte de Kitcher que nous proposons ici au lecteur apporte un éclairage nouveau sur la relation entre l’idéal de rationalité individuelle et ce que Kitcher appelle la « rationalité collective », c’est-à-dire ce qu’il est rationnel de décider d’un point de vue collectif. Kitcher montre en effet qu’il peut exister un conflit dans la poursuite de ces idéaux : non seulement la rationalité individuelle peut s’exercer au détriment de la rationalité collective, mais il pourrait se révéler utile à l’excellence épistémique des groupes de promouvoir des intérêts individuels non épistémiques des individus ! L’existence de conflits entre rationalité individuelle et rationalité collective est bien connue quand ce qui est en jeu est la « rationalité pratique » et que les intérêts des individus ne sont pas alignés, comme dans le célèbre exemple du Dilemme du prisonnier26. Qu’un tel conflit puisse exister dans le cas de la raison théorique, où les intérêts des individus sont par hypothèse identiques (tous recherchent la vérité), a de quoi surprendre. Kitcher imagine une communauté de savants dont chacun doit choisir de travailler sur un programme de recherche parmi plusieurs programmes en concurrence en vue d’atteindre un certain résultat – pour fixer les idées disons la production d’un traitement contre les tumeurs cérébrales, ou une explication unifiée des théories physiques fondamentales. Certains programmes sont prometteurs car ils s’appuient sur des méthodes dont l’efficacité est bien établie ou des hypothèses solidement soutenues par l’expérience, tandis que d’autres sont plus originaux et plus incertains. Supposons alors que le caractère prometteur ou non soit une propriété intrinsèque de chaque programme et qu’en outre la probabilité de succès augmente 24 Sur les questions posées par notre rapport aux experts, voir Goldman (2001). Concernant le rôle du dialogue dans l’épistémologie platonicienne voir par exemple Le Phèdre. Ce rôle de la dialectique dans l’épistémologie aristotélicienne est exposé par exemple dans les Topiques et dans les Analytiques seconds. 26 Dans le « Dilemme du prisonnier » l’unique équilibre de Nash du jeu est inefficient : il existe une issue du jeu que les joueurs préfèrent (et savent unanimement préférée) à celle qui résultera de la conjonction de leur choix individuels bien pesés. 25 avec le nombre de chercheurs qui travaillent sur le programme en question. Si la probabilité de succès d’un programme augmentait linéairement avec le nombre de chercheurs qui travaillent sur ce programme, alors la meilleure chose qui pourrait arriver à cette communauté est que tous les chercheurs travaillent sur le programme le plus prometteur. Or si le caractère intrinsèquement prometteur d’un programme de recherche est une propriété que tous les chercheurs peuvent évaluer de façon fiable, c’est bien ainsi qu’il en ira comme effet du choix de chaque chercheur, conçu comme un individu dépourvu d’ego et à la recherche de la vérité, de s’engager dans le programme dont la probabilité de succès est la plus grande. Mais que se passe-t-il si la probabilité de succès croît de façon, non pas linéaire, mais marginalement décroissante (c’est-à-dire croît de moins en moins) avec le nombre de chercheurs qui y travaillent ? Alors la répartition de chercheurs sur les différents programmes qui maximiserait la chance de succès pourrait devenir bien différente. Si un nombre suffisamment grand de chercheurs travaille déjà sur un programme A, alors le gain épistémique, ici identifié à l’augmentation de la probabilité de succès, obtenu par l’affectation d’un chercheur supplémentaire au programme A, sera moindre que le gain obtenu par l’affectation de ce chercheur sur un programme de recherche B plus atypique. Or quelle raison des chercheurs pourraient-ils avoir de s’engager sur le programme B, moins prometteur, plutôt que sur le programme plus prometteur A ? Kitcher observe justement que des motivations non épistémiques pourraient jouer un rôle décisif ici : si le chercheur poursuit, non pas la seule vérité, mais un intérêt personnel (les bénéfices sociaux attendus du fait qu’il soit le découvreur de la vérité ou qu’il partage cette découverte avec une quantité moindre de ses pairs) et que les structures incitatives adéquates sont en place (normes de reconnaissance des auteurs individuels d’une découverte, récompense monétaire des participants au programme qui rencontre le succès etc.), alors le choix de s’engager dans le programme B se justifierait par une espérance individuelle de gain plus grande, malgré une probabilité globalement plus faible de rencontrer le succès. En somme, un gâteau plus petit à partager entre moins de personnes peut donner des parts plus grosses. Par conséquent, des structures sociales d’incitations orientant les engagements de chercheurs mus par des intérêts personnels non épistémiques pourraient bien dans certaines conditions constituer une organisation du travail scientifique avec d’excellentes propriétés épistémiques. 27 Les textes de Philip Kitcher et de Miriam Solomon illustrent une approche de l’étude des conditions sociales de la production des connaissance complémentaire et en partie orthogonale à celle des « études sur la science » auxquelles nous avons fait allusion en commençant, études qui ont souvent accordé une importance considérable aux controverses scientifiques et aux facteurs sociaux qui en déterminent la résolution, tout en refusant – ou en se révélant incapable de - toute évaluation épistémologique des processus en jeux. Si la démonstration de Kitcher s’apparente à la démonstration d’une possibilité de principe, assez éloignée de l’étude des réalités historiques de la vie scientifique, l’ambition de Miriam Solomon dans « Empirisme social » est d’étudier les propriétés épistémiques de la formation d’un consensus scientifique sur un cas historique, en l’espèce l’histoire de la stabilisation de la théorie de la tectonique des plaques. Solomon admet en effet, à la suite des travaux des sociologues et historiens des sciences, que les scientifiques font souvent preuve d’une rationalité individuellement défaillante, sont sujets à toutes sortes de biais bien connus, mus par des passions et des forces sociales puissantes. Ces forces jouent donc certainement un rôle dans la naissance et la résolution des controverses scientifiques, et donc dans la formation du consensus stabilisé. Mais, remarque Solomon, le consensus n’est pas seulement un fait social que l’on peut observer, c’est un aussi un fait social que l’on peut évaluer normativement. On peut ainsi se demander si les forces à l’œuvre dans la production du consensus promeuvent ou au contraire contrecarrent les objectifs de l’enquête scientifique. Or l’objectif de l’enquête 27 L’article de Kitcher a eu un impact important, notamment parce qu’il a fait usage de modèles mathématiques pour établir des thèses philosophiques. Mais il a également été critiqué pour certaines de ses hypothèses simplificatrices, par exemple par Muldoon et Weisberg (2011). scientifique est, selon Solomon, le succès empirique.28 Son idée maîtresse est alors la suivante : on pourra affirmer qu’un consensus scientifique est normativement adéquat si le succès empirique de la théorie qui fait l’objet du consensus a été une condition nécessaire de la formation de ce consensus. Si c’est le cas, le jeu des facteurs sociaux qui déterminent l’émergence du consensus, loin de parasiter l’enquête individuelle, contribue positivement à la sélection d’une théorie dont le succès empirique est le plus grand. Cette rapide caractérisation appelle deux remarques. La première va de soi : il ne s’agit pas de nier qu’un plus grand succès empirique soit rarement une condition suffisante de l’émergence d’un consensus scientifique sur une théorie donnée, et les observations précédentes touchant aux réalités de la vie sociale témoignent qu’une norme qui exigerait le caractère suffisant du succès empirique de la théorie dans la formation du consensus serait rarement satisfaite. La seconde est que cette norme est essentiellement sociale. Qu’importe en effet, pour que cette norme soit satisfaite, que les savants soient individuellement capables de prendre la mesure réelle du succès empirique de la théorie sur laquelle se forme le consensus. Souvent, du fait de divers biais, ils ont en fait eux-mêmes une appréciation erronée de ce succès. C’est précisément une telle situation que Solomon veut illustrer par l’étude historique de la formation du consensus sur la théorie de la dérive des continents en géologie : les processus de formation du consensus à l’œuvre dans le tissu social se trouvent sélectionner les théories dont le succès empirique est le plus grand, et c’est pour cette raison que le consensus atteint est normativement satisfaisant, lors même que les protagonistes individuels de cette histoire ont eu continuellement une appréciation biaisée de la valeur de la théorie. L’affirmation du caractère « social » de la norme ne signifie donc pas ici que cette norme est de connaissance commune entre les agents, à la façon de conventions ou de règles morales. La position de Solomon est à la fois anti-individualiste et compatible avec une forme d’externalisme épistémologique qui veut que les sujets concrets de l’histoire des sciences soient justifiés dans leur adoption de l’opinion de consensus quoique cette justification leur échappe partiellement. En ce sens, le travail de Solomon s’inscrit dans le thème des recherches sur la « main invisible » à l’œuvre dans les processus sociaux et historiques, dont les modèles paradigmatiques demeurent la main invisible d’Adam Smith et les ruses de la raison hégélienne29. Mais la main invisible ne l’est plus tout à fait une fois reconnue, et c’est donc à une réflexion consciente sur les mécanismes de la production du consensus qu’appelle le travail de Solomon30. L’existence ou la non existence d’un consensus, qu’il soit total ou partiel, et quel qu’en soit l’objet, est un fait fondamental de la vie sociale, non seulement de la vie sociale scientifique, mais plus largement de la vie ordinaire et de la vie civile. Dans les démocraties l’existence de consensus partiels de type majoritaire sur la vérité de certaines propositions détermine la conduite des affaires publiques. Le consensus a de façon plus générale un rôle fondamental dans toute société de pairs ou d’égaux, que l’on parle de groupes d’experts se prononçant sur un sujet scientifique (relecteurs, rapporteurs, sociétés savantes etc.), de représentants politiques se prononçant sur des questions d’intérêt général, ou d’amis devisant du meilleur programme pour la soirée. Or cette importance politique – au sens le plus large de ce terme - du consensus, entre de prime abord en tension avec l’idée que c’est d’abord la vérité, ou ce qui en tient lieu de meilleure approximation, qui doit nous guider. Et il est naturel et philosophiquement classique d’opposer vérité et consensus: les esprits libres sont prompts à rappeler que l’unanimité des ignorants sur une erreur n’en fait 28 Solomon reprend ici à son compte une thèse empiriste relativement répandue. Pour une défense d’une version de cette idée, voir par exemple van Fraassen (1980). Pour une introduction au débat autour du réalisme en philosophie des sciences, voir Barberousse & al. (2011) 29 Le thème de la main épistémique invisible est déjà nettement à l’horizon de l’article de Kitcher, comme le lecteur s’en rendra compte à la lecture. Il a également été développé par Goodman & Shaked (1991) dans un cadre économiquement précisé et, dans une version évolutionnaire, par Hull (1988). Voir Wray (2000) pour une discussion de la pertinence de la notion de main invisible dans le cadre d’une analyse de l’activité scientifique. 30 Un tel travail appelle symétriquement une étude des dissensus. C’est un des thèmes centraux de Solomon (2001). pas une vérité. Le travail de Solomon s’inscrit donc aussi dans un effort philosophique de dépassement cette opposition. En montrant que les conditions de production du consensus peuvent être épistémologiquement significatives en l’absence même de raison commune, Solomon contribue à raviver l’intérêt philosophique pour une notion ainsi resituée à l’intersection de l’ordre politique et de l’ordre épistémique. 3. Pour aller plus loin Ces trois textes ne donnent bien entendu qu’un aperçu très limité de l’étendue et de la diversité des recherches philosophiques sur les propriétés épistémologiques des groupes et des processus sociaux. Pour conclure cette brève présentation, nous proposons quelques indications bibliographiques afin que le lecteur puisse élargir sa perspective. Le caractère collaboratif de l’activité scientifique a fait l’objet de nombreuses études descriptives et évaluatives. La notion la plus significative qui ait émergé dans ce domaine est sans doute celle de cognition distribuée, qui en articule les dimensions cognitive et sociale.31 Dans un livre qui a fait date, l’anthropologue Ed Hutchins (1995) analysait le pilotage32 d’un navire de la marine américaine. Il ressortait de cette analyse que le pilotage exige l’accomplissement d’une tâche complexe proprement cognitive et que cette tâche est réalisée de façon irréductiblement distribuée dans un arrangement de sous-tâches cognitives réalisées individuellement par les membres d’équipage en interaction avec leurs instruments (appréciation de la position de telle partie du navire, de la vitesse d’approche de telle autre, etc.) et coordonnées par différents macro-instruments et les règles sociales du bord.33 Dans son sillage, un certain nombre de philosophes (Thagard 1993, Giere 2003, Nersessian 2003) ont cherché à décrire les fonctions cognitives réalisées distributivement dans l’organisation sociale du travail scientifique, remobilisant parfois dans cette perspective les descriptions fines des pratiques sociales scientifiques antérieurement produites les sociologues des sciences.34 Ces recherches peuvent aussi naturellement conduire à une réflexion épistémologique critique sur les conditions sociales présentes de l’activité scientifique. Ainsi par exemple Longino (1990) argumente-t-elle que la sous-représentation de certains groupes sociaux parmi les scientifiques (le groupe des femmes par exemple), couplée aux limites cognitives qui sont naturellement celles d’individus qui ne peuvent jamais s’abstraire totalement de leurs bagages culturels ou de certaines valeurs particulières, a des conséquences importantes sur les choix des sujets traités, les cas jugés dignes d’attention, les exemples considérés comme paradigmatiques, le style d’interrogations jugé approprié, bref sur ce qui compte comme significatif ou pertinent pour la scientificité de la science, si bien que la faiblesse de la variété sociale dans la communauté scientifique constitue une authentique menace pour l’objectivité et l’universalité scientifiques. Mais les questions d’épistémologie sociale débordent l’étude de l’activité scientifique proprement dite et la plus grande part des recherches porte de façon plus générale sur des interrogations épistémologiques suscitées par les interactions entre des sujets qui forment et font évoluer leurs états épistémiques les uns en fonction des autres. Dans la tradition logique 31 Les racines de cette idée sont à chercher dans l’influence sur les philosophes des sciences qu’ont eu dans les années quatre-vingt et quatre vingt-dix les recherches en intelligence artificielle et philosophie de l’esprit, notamment le connexionnisme et l’idée de calcul distribué (Rumelhart &al. 1986). 32 Le pilotage est la manœuvre du navire pour l’entrée au port. 33 La notion de cognition socialement distribuée s’inscrit ainsi dans la notion plus large de « cognition étendue » développée et défendue par Andy Clark (1999). On peut également signaler les travaux de biologistes sur la stigmergie chez animaux eusociaux tels les fourmis et les thermites, ou sur certains écosystèmes complexes, travaux dans lesquels la thématique de la cognition distribuée est conjuguée à celle de l’auto-organisation. REFERENCE 34 Le travail de Latour (1986) est ainsi réexaminé par Giere (2002). ou bayésienne qui est tendanciellement celle des économistes et des philosophes de la tradition analytique, des analyses de ce genre sont conduites en faisant des hypothèses fortes touchant la rationalité des agents. Ces derniers sont typiquement représentés munis croyances cohérentes portant sur des propositions (et éventuellement de préférences sur des états du monde), logiquement omniscients et éventuellement révisant leurs croyances à la lumière de nouvelles observations conformément au canon bayésien. Les modèles utilisés présentent en général un intérêt à la fois en vertu de leurs enseignements normatifs et en vertu de leur adéquation descriptive et prédictive35. Parmi les recherches philosophiques s’inscrivant dans cette tradition on peut citer le travail du philosophe David Lewis (1969) sur l’apprentissage social des conventions et du langage, les travaux actuels sur l’agrégation des jugements 36, ou encore le débat en cours sur la résolution du désaccord entre pairs37. On peut également y rattacher jusqu’à un certain point les travaux sur les conditions de possibilité de la coopération animale ou humaine, qui se situent à la frontière de l’épistémologie sociale, de la philosophie de la biologie, de l’économie et de la philosophie des sciences sociales.38 D’autres recherches s’écartent du canon logico-bayésien pour des raisons variées, soit parce que l’approche bayésienne est jugée irréaliste du fait du caractère limité de la rationalité des sujets réels, soit plus simplement en raison de la difficulté qu’il y a à manier le modèle bayésien lorsque les situations que l’on souhaite étudier sont socialement complexes (Jackson et Golub 2008, Molavi 2018). Ainsi les travaux de Lerher et Wagner (1981) sur la rationalité du consensus39 ou encore de Zollman (2008) sur la portée épistémologique de la géométrie des circuits d’interaction, ont ceci en commun que les états épistémiques des agents y reçoivent une représentation plus pauvre que dans les modèles « bayésiens », tandis que la structure des relations sociales fait au contraire l’objet d’un travail de description spécifique. Ces modèles, qui peuvent être statiques ou dynamiques, représentent typiquement un situation d’interaction sous des traits stylisés à l’extrême – les états épistémiques des agents se trouvent souvent représentés par une simple variable réelle comprise entre 0 et 1 tandis que les relations entre les agents sont représentées par un graphe, éventuellement dynamique, et une fonction ad hoc – souvent une simple moyenne pondérée - qui spécifie pour chaque individu la façon dont son état épistémique est affecté par les variables représentant l’état épistémique des agents avec lesquels il est en relation. 40 41 35 Il arrive toutefois que cette adéquation soit prise en défaut, c’est d’ailleurs l’une des critiques récurrentes adressées à l’économie néoclassique. 36 Voir par exemple List (2012), List et Petit (2011). 37 Voir par exemple Feldman et Warfield (2010). On trouvera dans Bonnay et Cozik (2016 section III) des précisions sur la variété de l’agrégation des jugements et le problème de la résolution du désaccord entre pairs. 38 Voir par exemple Skyrms (1996), REF ? 39 Pour une discussion des relations du modèle de Lehrer-Wagner avec les modèles bayésiens, on pourra consulter Bonnay et Cozik (2016) et Molavi (2018). 40 En dépit des idéalisations, la complexité de ces modèles d’interactions peut désormais exiger leur exploration par simulation informatique plutôt que selon une approche purement analytique. Certains auteurs parlent de sciences sociales computationnelles. Pour une présentation ce paradigme voir par exemple à Conte et al. (2012). 41 Pour conclure sur ce point, il faut noter que ces travaux philosophiques doivent être complétés et alimentés par les travaux cousins issus des sciences sociales. Le corpus des sciences sociales est en effet riche de considérations sur la production et la diffusion des représentations, des croyances et des connaissances dans la société et donc potentiellement d’une grande portée pour l’épistémologie sociale proprement dite. Pour s’en tenir à des travaux relativement récents et directement pertinents, on pourra ainsi citer en économie les travaux de l’économiste Robert Aumann (1976) sur la résolution du désaccord entre pairs épistémiques parfaits recevant des informations privées relatives à la probabilité d’un événement, les travaux récents sur la formation des cascades informationnelles (voir Easley & Kleinberg 2010 chap. 6 pour une introduction), sur l’ignorance plurielle (tout le monde sait que p sans que personne ne sache que tout le monde le sait – voir Easley & Kleinberg chap. 11 pour une présentation et des références), ou encore la résolution des problèmes de coordination des croyances. Ce dernier problème, qui est celui auquel font face des agents cherchant à connaître la valeur future d’un paramètre qui dépend essentiellement de ce que l’ensemble des agents croient être sa valeur Le développement fulgurant des nouvelles technologies de l’information et de la communication soulève ses questionnements spécifiques, en lien avec d’une part avec la densité inédite du réseau d’individus connectés qu’elle a rendu possible, et d’autre part avec la masse des données produites et les problèmes d’exploitation que cette production soulève. En lien avec la première dimension, l’émergence de collaborations horizontales massives et finalisées, dont Wikipedia est devenu dans les années deux mille un exemple presque canonique, ont naturellement fait l’objet de l’attention des épistémologues qui cherchent à en préciser les conditions de succès et les limites (par exemple Origgi 2012, Masterton 2016). En lien avec la seconde dimension, celle de l’exploitation épistémique des traces numériques massives, des auteurs ont naturellement commencé à se pencher sur les propriétés épistémiques des dispositifs socio-techniques dont nous faisons un usage intensif pour extraire l’information du web, tels l’algorithme PageRank de Google qui permet de classer par pertinence les pages web pour une recherche donnée (Simpson 2012, Masterton & Olsson 2017), ou encore les filtres collaboratifs employés par de nombreux acteurs du commerce en ligne pour formuler des recommandations d’achat ou de contenu auprès de leurs clients (Origgi 2012, Miller & Boaz 2013, auxquels il faudrait sans doute ajouter de grandes études de psychologie sociale telles Epstein & Robertson 2015 ou Salganik et al. 2006 déjà citées). En philosophie politique le thème des vertus épistémiques des organisations politiques « ouvertes » a connu ces dernières années un regain d’intérêt. Le thème de la défense de la démocratie par des arguments épistémologiques – et non proprement politiques – est déjà développé par Condorcet en 1785. Dans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, Condorcet fait observer qu’étant donné une proposition dont la valeur de vérité est connue en probabilité par chaque électeur, la probabilité que le verdict rendu à la majorité des voix soit vrai tend vers 1 quand le nombre d’électeurs tend vers l’infini pour peu que le verdict de chaque électeur sur la vérité ou la fausseté de la proposition vaille mieux que le verdict rendu à pile ou face par une pièce de monnaie équilibrée.42 Plus encore que les mécanismes d’agrégation des opinions par le vote, les mécanismes d’agrégation d’informations par le marché ont fait l’objet d’une attention importante. L’école autrichienne d’économie, sous l’influence de Hayek en particulier, a insisté depuis longtemps sur la valeur informationnelle des prix formés sur les marchés libres et compétitifs, reflets agrégé de toutes les connaissances disponibles sur les besoins de future, a été étudiée par les économistes dans le cadre l’analyse des dynamiques de prix sur les marchés financiers et donné lieu à la théorie des anticipations rationnelles - voir Lucas 1972 pour une approche néo-classique, Orléan 1995 pour un contrepoint « institutionnaliste ». Les sociologues et les anthropologues se sont traditionnellement beaucoup intéressés eux aussi à la formation et à la distribution des représentations et des croyances dans les groupes (Durkheim 1912, Tarde 1890, etc.) et ils ont parfois été pionniers dans le développement des nouveaux outils analytiques du dernier demisiècle. Citons à titre d’exemples le programme d’épidémiologie des représentations de Sperber (1985), ou les travaux précurseurs en sociologie de Granovetter (1973) et ceux de Burt (1990) sur le lien entre circulation de l’information et capital social. De même, le philosophe peut tirer des enseignements des études classiques ou récentes que la psychologie sociale a consacré à l’influence et au conformisme (on songe, entre autres, aux études célèbres de Asch (1956), ou plus récemment aux études de Sugalnik et al. (2011) et Epstein & Robertson (2015) pour ne citer que deux exemples). Certains travaux en sciences de la complexité se prêtent aussi naturellement au compagnonnage philosophique. Dupuy (1998) illustre combien les dynamiques complexes peuvent fournir une authentique matière à philosopher, matière qui alimente à son tour occasionnellement des développements scientifiques spécifiques (par exemple Deffuant & al. 2013 ). A ces études philosophiques de la complexité il faut ajouter les travaux formels et empiriques qui contribuent depuis une trentaine d’année à mieux comprendre certaines propriétés très générales des réseaux et des dynamiques qui traversent nos sociétés (Albert & Barabasi 1999, Watts & Strogatz 1998 pour des exemples). 42 C’est le théorème du Jury de Condorcet, que l’on ne confondra pas avec une autre observation remarquable de l’auteur dans le même ouvrage, le paradoxe de Condorcet. Sur ce dernier, voir la troisième partie du présent recueil. consommation et capacités de production d’une société dont la complexité échappera toujours aux capacités de connaissance d’un agent planificateur (Hayek 1986).43 Plus récemment, d’autres philosophes ont plutôt insisté sur les vertus épistémiques des procédures délibératives (Fishkin 2013, Elster 2010, Sunstein 2006, Habermas 1981) ou sur la valeur de la diversité cognitive pour la résolution de problèmes (Hong & Page 2004). On retrouve dans la variété de ces directions de recherches épistémologiques, orientées tantôt sur les propriétés des marchés, tantôt sur celles du vote, et tantôt sur celles de la délibération, l’écho d’oppositions qui traversent la tradition politique libérale depuis une conception plus « libertarienne » jusqu’à une conception plus « républicaine » de l’ordre politique. 44 Au moment de conclure ce rapide tour d’horizon, il nous reste à attirer l’attention du lecteur sur une question que nous avons jusque-là évité de poser. Nous avons eu l’occasion de constater combien les relations de dépendance et de complémentarité épistémiques dans les groupes pouvaient être intriquées et à quel point le niveau pertinent de description et d’évaluation des propriétés épistémiques de certaines activités humaines semblait parfois être un niveau collectif plutôt qu’individuel – ainsi peut-on se demander à la suite de Hardwig si ce n’est pas la communauté scientifique seule qui est le sujet de la science, ou souhaiter introduire avec Kitcher et Solomon une notion de rationalité collective distincte de celle de rationalité individuelle des sujets pour rendre raison des activités des groupes. Ces observations doivent-elles nous amener à réévaluer au plan ontologique, ou peut-être au plan épistémologique, voire politique, les statuts respectifs des collectifs et des individus qui les composent ? Quel degré d’autonomie convient-il de conférer aux premiers par rapport aux seconds pour décrire, comprendre ou transformer le monde qui nous entoure ?45 Ces interrogations, dans lesquelles le lecteur aura reconnu quelques-unes des inquiétudes fondatrices des sciences sociales, font l’objet de la troisième partie du recueil. Henri Galinon Références Albert R., Barabasi A., 1999, « Emergence of scaling in random networks », Science 286, p. 501-509 Auman R., 1976, “Agreing to disagree”, The Annals of Statistics, 4 (6), p. 1236-1239. Asch S., 1956, “Studies in independence and conformity: I. A minority of one against a unanimous majority”, Psychology Monographs 70. Barberousse A., Bonnay D., Cozic M. (éd.), 2011, Précis de philosophie des sciences, Vuibert. 43 Ce type de réflexion motive des innovations institutionnelles comme la création des marchés de prédictions, dans lesquels les acteurs offrent à la vente ou à l’achat des paris sur la réalisation d’événements d’intérêt public. Voir Bragues (2009) pour une présentation dans une perspective philosophique. 44 Pour une introduction aux questions soulevées par les théories épistémiques de la démocratie, on pourra consulter Landemore (2011). 45 Le lecteur aura peut-être noté à la lecture de la première partie du volume que les arguments en faveur d’une conception anti-réductionniste de la connaissance par témoignage présentés dans l’article de Coady appartiennent déjà à ce débat. Barberousse A., Kistler M., Ludwig P., 2000, La philosophie des sciences au XXè siècle, Champ Flammarion. Berthelot J.-M., 2008, L’emprise du vrai, PUF. Bloor D., B. Barnes, et J. Henry, 1996, Scientific Knowledge: A Sociological Analysis, Chicago: University of Chicago Press. Bragues G., 2009, « Prediction markets: the practical and normative possibilities for the social production of knowledge », Episteme 6 51), pp. 91-106. 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