La Croix :Vous écrivez dans votre rapport que la désinformation sur Internet n’est pas si influente que cela. Quelle est donc l’ampleur réelle du problème ?

Laurent Cordonier : Précisons d’abord que la recherche scientifique est encore récente et les connaissances parcellaires. Si nous avons essayé de faire une synthèse des études disponibles, il reste encore beaucoup à apprendre. Cela dit, nous précisons en effet que d’une part, les gens ont majoritairement accès sur Internet à des informations fiables et que, d’autre part, les fausses informations ne sont pas mécaniquement influentes.

→ ANALYSE. Complotisme, infox… La commission Bronner décrypte le « chaos informationnel »

Dès la mise en place de la commission il y a trois mois, on nous a soupçonnés d’être contre la liberté d’expression, nous avons voulu avoir une approche très équilibrée de ce sujet extrêmement complexe. Mais ce n’est pas parce que les fausses informations sont minoritaires qu’elles n’ont pas un effet délétère sur la démocratie. L’exemple de l’invasion du Capitole aux États-Unis, il y a un an, en est la preuve. La désinformation peut avoir un rôle catalyseur sur une minorité qui peut provoquer un effet d’entraînement.

Sur le volet des moyens, vous dites qu’il ne s’agit pas d’éradiquer la désinformation mais d’en limiter la propagation. Quel est le sens de cette nuance ?

L. C.: Si l’ambition était d’éradiquer la désinformation, alors on risquerait de sacrifier la liberté d’expression, ce à quoi se refuse le rapport. Pour limiter la propagation de la fausse information, la première chose à faire est d’expliquer, de décrypter la façon dont fonctionnent les réseaux sociaux, les plateformes, les algorithmes, le marché publicitaire, nos biais cognitifs.

Internet s’est développé sous le signe de la liberté mais notre rapport explique que cette idée est une illusion, car il y a bien tout une série de médiations, de dispositifs, qui orientent l’information, sans que l’utilisateur en ait connaissance.

→ ENTRETIEN. Gérald Bronner : « Nous sommes devenus une espèce paranoïaque »

L’un des dangers les plus importants de l’information numérique est qu’elle pousse les citoyens à évoluer dans des univers mentaux parallèles, qu’elle encourage l’émergence de vérités alternatives et provoque la disparition d’un espace de débat commun. Face à ces menaces, la commission pense que le plus important est la formation des citoyens, le développement de la connaissance et de l’esprit critique.

Sur le volet des solutions, vous ne proposez pas de loi supplémentaire ?

L. C.: En France, la loi sur la liberté de la presse permet déjà depuis 1881 de sanctionner au pénal la diffusion de fausses nouvelles qui troublent l’ordre public. Nous avons estimé qu’il fallait en rester là, mais qu’il serait souhaitable de compléter la loi par un article permettant d’engager la responsabilité civile du diffuseur de mauvaise foi.

Au niveau international, on peut aller plus loin. L’Union européenne est en train d’adopter sa future législation sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA). Le principe a été adopté de contraindre les grandes plateformes à communiquer à la recherche les données publiques qu’elles utilisent. Dans les négociations qui vont s’engager là-dessus avec les Gafa, il va falloir être très ferme. Il nous semble aussi souhaitable de créer un groupe de travail au sein de l’OCDE pour harmoniser les législations.

Parmi tous les nouveaux défis que vous analysez, quel problème vous semble le plus sous-estimé ?

L. C. : L’ingérence étrangère prend des formes de plus en plus hybrides, via les attaques informatiques dans le cyberespace, ou les campagnes d’influence sur les réseaux sociaux, comme on l’a vu avec la vague d’attentats djihadistes. La France, comme les autres démocraties, est la cible d’opérations de désinformation visant à susciter des dissensions internes, que ce soit en période électorale ou de crise sanitaire. Cette problématique va devenir de plus en plus importante, mais c’est aussi vrai dans l’autre sens.

→ À LIRE. Covid-19 : les scientifiques en lutte contre la désinformation

Concernant les actions que la France peut avoir à mener, il n’y a pas de réflexion ni de regard de l’opinion publique. Le rapport recommande un avis du Comité d’éthique de la Défense sur la doctrine de lutte informatique d’influence. La société civile doit aussi être amenée à réfléchir à cela.

(1) La commission mise en place le 29 septembre a réuni 14 experts. Sous la présidence du sociologue Gérald Bronner, des universitaires comme les spécialistes de géopolitique Frédérick Douzet ou de la jeunesse, Anne Muxel, le directeur du média Conspiracy Watch consacré au complotisme Rudy Reichstadt ou le juriste Bertrand Warusfel.