L’ennui possède des vertus créatrices. Dans quelle mesure l'insatisfaction face à l'ennui pousse-t-elle les situationnistes à la révolution ? Comment certains cinéastes travaillent-ils sur le renversement de l'ennui approché négativement ?
- Corinne Maury Maîtresse de conférences en histoire et esthétique du cinéma à l'Université de Toulouse II
- Patrick Marcolini Philosophe, historien des idées
Avec philosophie consacre cette série d'émissions à l'ennui. Dans ce deuxième épisode, Géraldine Muhlmann et ses invités questionnent le rapport entre l'ennui et la créativité.
Montrer l’ennui ou le faire ressentir ?
Est-il possible de montrer l’ennui à travers les images ? L’objectif des cinéastes n’est-il pas plutôt de nous faire ressentir l’ennui lorsqu’il en est question ? Pour Corinne Maury, “ce n’est pas eux qui veulent montrer l’ennui, c’est la société qui projette sur des images de la vie quotidienne quelque chose qui serait ennuyeux, dont un certain cinéma dominant et mainstream ne veut pas nous montrer”.
Certains cinéastes cherchent ainsi à mettre en avant des actions du quotidien en montrant toute leur densité. C’est le cas notamment de Chantal Akerman, avec son film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Pour Corinne Maury, ce n’est pas tellement l’ennui ordinaire qui est montré, mais plutôt l’inertie : “dans l'ennui passager, il y a un rapport au flottement, dans l'inertie, il y a quelque chose qui s'enlise".
L’ennui : force révolutionnaire ou contre-révolutionnaire ?
Le rapport des situationnistes à l’ennui est assez ambigu. Patrick Marcolini résume ce paradoxe : “l’'ennui est à la fois une force contre-révolutionnaire, puisqu'il nous maintient dans la passivité, et en même temps, cet ennui, en s'accumulant, comprime nos émotions, réifie nos subjectivités et donc nous pousse au bout d'un moment à l'action, à changer la situation précisément”.
Cette ambiguïté se retrouve dans leur approche de l’art. Dans les années 50 et 60, il s’agit de le déconstruire. “Pour eux, la vraie créativité doit s'exercer ailleurs, dans la vie quotidienne” explique Patrick Marcolini. Il détaille : “en ce sens, l'œuvre d'art, pour les situationnistes, est un peu l'archétype du spectacle social, c'est-à-dire une vie rêvée qu'on nous projette, qu'on doit contempler, dans laquelle nous nous reconnaissons éventuellement, mais qui nous fait oublier notre vie réelle et les pouvoirs que nous pouvons avoir sur elle”. Néanmoins, ce rapport à l'art évolue pour certains, notamment pour Guy Debord.
🎧 L'émission est à écouter dans son entièreté en cliquant sur le haut de la page.
Pour en parler
Patrick Marcolini, maître de conférences en philosophie de l’art à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, membre du laboratoire RIRRA 2. Il a notamment écrit :
- Le mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, éditions L’Échappée, 2012.
Corinne Maury, maîtresse de conférences HDR en esthétique du cinéma à l’université de Toulouse-Jean Jaurès. Parmi ses travaux on trouve :
- Marcher au cinéma. Lignes d’existences, préface d’Antoine de Baecque, De l’incidence éditeur, à paraître en mars 2024.
- Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, Yellow Now, collection “Côtés Films”, 2020.
Références sonores
- Extrait du film Pierrot le Fou, réalisé par Jean-Luc Godard, 1965.
- Extrait du film Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, réalisé par Guy Debord, 1959.
- Lecture par Carla Michel d'un extrait de Chantal Akerman, dans un entretien avec Marie-Claude Treilhou pour la revue Cinéma, février 1976.
- Lecture par Carla Michel d'un extrait de Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste, 2004.
- Lecture par Riyad Cairat d'un extrait de Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967.
- Extrait de “Les petits enfants” d'Alain Bashung, dans l’album Roulette Russe (1979).
Le Pourquoi du comment, la chronique de Frédéric Worms
Retrouvez sa chronique ici.
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